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BONEY FIELDS
Plays
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Nous avons rencontré chez lui le trompettiste de Chicago Boney Fields, à l'occasion de la sortie de We Play The Blues, son troisième album. A ses côtés, Nadège Dumas, qui cumule les fonctions de saxophoniste ténor et manager du groupe The Bone's Project,
compagne de Boney et maman de leur petite fille, participait à l'entretien.
Ce nouvel album, ce n'est pas juste un album de plus. Le titre, d'abord,
Boney Fields : Oui, j'essaie d'y dire certaines choses. J'essaie de faire savoir aux gens que je suis un musicien de blues. Sans le moindre doute. Mais mon idée du blues ne correspond pas à celle traditionnellement admise. Je ne vais pas jouer des shuffles et des blues lents toute la soirée. J'aime suffisamment la musique pour donner du blues plus que ce qu'on en attend habituellement. Et dans Don't Call Me Local je croque ces gens qui mettent des étiquettes sur un artiste dès qu'il s'installe quelque part. Ce que je veux dire, c'est que quand je me suis installé ici, je ne trouvais pas de travail. Je veux dire, je trouvais de bons boulots comme sideman, mais en tant que leader, je ne trouvais pas d'occasion. Il y avait un problème là, parce que pas mal de mes amis Américains, pas toujours aussi connus que moi, obtenaient les bons jobs. J'en ai déduis que beaucoup de gens me considéraient comme un artiste local. Ils ne m'accordaient pas la même reconnaissance que mes pairs, parce que eux venaient des Etats Unis. C'est incroyable les étiquettes qu'on vous colle sur le dos. Je ne sais pas d'où ça vient. Est-ce que c'est pour te maintenir la tête sous l'eau, est-ce que c'est parce que ce tu fais ne les intéresse pas, je ne sais pas. Je ne comprends pas.
C'est peut-être dû au fait que quelqu'un qui ne passe qu'une fois tous les 5 ans, on va se précipiter pour le voir, alors que quelqu'un qui travaille dans le coin, on se dit qu'on pourra toujours le voir la fois d'après ? Ce qui est un mauvais raisonnement, parce que si personne ne va le voir, très vite cet artiste ne travaillera plus.
BF : Exactement.
Nadège Dumas : Si je peux me permettre, ce que dit Boney dans ce morceau, ça ne s'adresse pas spécifiquement à la France, c'est quelque chose qui se passe aussi aux US.
BF : Partout dans le monde !
ND : Ça ne veut pas dire "Eh, je ne suis pas d'ici, je vaut beaucoup mieux que ça". Je préfère le préciser, parce que les gens qui ne comprennent pas très bien l'anglais pourraient mal l'interpréter.
C'est donc un message, et en fait, We Play The Blues et Don't Call Me Local vont dans le même sens. Est-ce pour faire passer ce message que vous avez fait l'album, ou bien as-tu profité d'avoir un album en route pour t'exprimer sur ces sujets ?
BF : Non, quand je fais un album, j'essaie de faire en sorte qu'il y ait une connexion, une correspondance entre tous les morceaux. Tu cites We Play The Blues et Don't Call Me Local, mais Never Fall On Your Face, et tous ces titres sont aussi dans cette même veine. Je les tous ai écrits à deux ou trois jours d'intervalle, aussi il y a une certaine connexion entre eux. Sur l'album précédent, Red Wolf, il y a quelques morceaux connectés entre eux également. Sur ce disque, j'essayais de démontrer l'énergie du groupe, la puissance que nous sommes capables d'appliquer au blues.
Et ça se voit aussi sur le dessin de la pochette. C'est le même artiste qui a fait la nouvelle ?
BF : Oui, c'est le même. Il est excellent.
Il a réussi à faire quelque chose de différent, avec un autre style, un autre trait, tout en conservant le même concept.
BF : Je lui ai mis une idée en tête, et ça a automatiquement cliqué, avant même que je lui parle du loup et des autres animaux, il avait déjà compris, il m'a montré ce que je voulais. J'ai su que j'avais choisi le bon.
Ça illustre assez bien le côté international du Bone's Project. Ça ne veut pas dire que tes musiciens sont des animaux, j'espère ?
ND : Oh, ils peuvent être sauvages parfois.
BF : Mmmmmh, dans certains cas, il m'est arrivé de rencontrer des animaux dans le monde de la musique.
ND : Mais on appelle aussi les musiciens "cats" parfois.
D'accord, on va s'en tenir à ça alors. Sinon, toujours sur ce sujet d'être "local", n'y a-t-il pas des gens qui connaissent mieux ta jam que tes concerts avec le Bone's Project ?
BF : C'est vrai. La raison c'est que je n'ai pas tellement de boulot ici en France. Dieu merci je fais des festivals, je joue dans d'autres pays, parce que si je devais ne compter que sur la France, n'y vois pas une critique, mais je ne gagnerais pas ma vie. Je n'ai pas autant d'engagements que ce qu'il me faudrait. Je pense pourtant faire de la bonne musique, et je crois fermement qu'elle plaît, mais je ne suis pas surexposé comme certains de mes pairs américains. C'est un peu difficile.
ND : Ça commence à venir…
BF : Oui, ça vient doucement. Et je vieillis.
Quel âge as-tu ?
BF : 48 ans. Peut-être qu'à 60 ans ?…
D'un autre côté, c'est bien de voyager, parce qu'on ne peut pas renouveler suffisamment son répertoire pour se permettre de l'offrir au public dans un gig hebdomadaire. A part les jams, bien sûr, mais ce sont des jams…
BF : La jam, c'est un moyen de rassembler des musiciens pour qu'ils apprennent le blues. Pour la plupart des musiciens qui viennent à ma jam, c'est souvent une des toutes premières fois qu'ils ont l'occasion d'apprendre à le jouer. Après bien sûr, on ramène des professionnels comme Lucky Peterson, s'il est en ville, ou le groupe de Jimmy Johnson, ou qui que ce soit que je connais, de Chicago ou ailleurs aux Etats Unis, s'ils sont au courant de ma jam session. Et ça, ça fait venir plus de monde. Parce que le public se rend compte que ce n'est pas seulement une jam locale, mais une jam internationale, avec des musiciens qui viennent de partout. Ça donne plus d'intérêt à la chose, parce que même pour ceux qui viennent jammer, ils voient ce que ces artistes sont capables de faire, et peut-être qu'ils peuvent aussi apprendre quelque chose. J'ai des jeunes qui viennent, 15, 16 ans, parfois 12 ans, ils viennent avec leurs instruments. Ils veulent apprendre, ils me supplient ! Il y a des mômes qui sont venus jusque chez moi, à ma grande surprise : ils voulaient apprendre ! Et moi, ça me fait du bien. Je me dis que je fais quelque chose d'utile.
As-tu remarqué un plus grand nombre de jeunes, voire de très jeunes, dans le public blues récemment ?
BF : Oui, mais une poignée seulement. Ce n'est pas comme s'il s'agissait d'une vague. En même temps, une poignée, c'est suffisant. C'est tout ce dont on a besoin pour démarrer quelque chose. Une poignée, et les autres suivront.
Sur un forum international de blues, j'ai remarqué ça, des jeunes qui s'inscrivent, ils se présentent, "bonjour j'ai 25 ans, bonjour j'ai 20 ans, bonjour j'ai 17 ans et mon style de blues favori c'est le blues d'avant guerre" ?!?!
BF : J'ai des musiciens dans mon groupe comme ça. Certains s'y sont mis à 19 ans, ils en ont 21, 25 maintenant. Et ils restent avec le groupe. Ils savent qu'on n'a pas tant de boulot que ça, mais ils aiment cette musique. Et c'est ça le blues, c'est l'amour de la musique. L'amour de faire quelque chose d'un peu différent que le classique "tu-tudu-tudu-tudu-tu-tudum". Je veux dire, c'est super, j'adore jouer ça aussi, mais je ne vais pas jouer ça toute la soirée.
Lors d'une interview, Little Milton m'a dit la même chose, qu'il s'ennuierait à mourir s'il devait jouer les mêmes 3 accords, 12 mesures toute la soirée.
BF : Tu sais, quand j'étais gosse, je rencontrais des gens comme Little Milton, Buddy Guy, James Cotton et d'autres, à l'époque, jamais ils n'auraient admis être des bluesmen. Ils disaient qu'ils étaient des musiciens qui s'étaient fait prendre dans le blues. En fait, je ne pense pas qu'ils aient réellement voulu devenir des musiciens de blues, je pense que ça s'est juste trouvé comme ça. Et qu'ils ont fini par l'accepter. Moi, j'ai toujours su que j'étais un bluesman. En grandissant, quand je commençais à traîner avec des gens comme Jimmy Johnson, Lefty Dizz, Johnny Dollar. Lefty Dizz et Johnny Dollar n'étaient pas tellement connus. Ils tournaient aux Etats Unis, oui, mais ils n'étaient pas connus comme BB King ou des gens comme ça. C'étaient juste des musiciens "locaux" avec un super talent. Pour moi c'est ça un musicien local. Quelqu'un que tu as connu pratiquement toute ta vie, que tout le monde connaît en ville, "Eh, il est d'ici, lui". Bref, en grandissant, ces mecs-là m'ont appris que c'était pas tellement la question de jouer le blues, mais de faire de la musique. Peu importe ce que tu joues, mais comment tu le joues. Tout le monde peut jouer, mais comment tu le joues, c'est ce qui va faire passer le message. Alors je les prends pour modèles et j'essaie d'en faire le meilleur usage. Je sais que je peux jouer le blues, mais j'ai aussi mes propres idées. Alors je cours le risque de les faire entendre et de voir comment les gens y répondent. Il y en a qui adorent. D'autres qui disent :"Weeuuh, c'est pas du blues ! C'est pas traditionnel"
ND : "Il ne joue pas de guitare"…
BF : "Y joue même pas de guitare ! C'est un trompettiste, il devrait faire du jazz !" Mais qui a créé ces règles ? Quelle est la personne qui a créé ces règles sur le blues ?
J'ai longtemps cru que c'était typiquement européen, jusqu'à ce que récemment je me rende compte que beaucoup de gens, partout dans le monde, sont en fait beaucoup plus branchés guitare que blues, ou même que musique réellement…
BF : Je parlais avec Philippe Langlois de Dixiefrog, après un show que je venais de faire avec Jesus Volt. Juste comme je sortais de scène, il vient me voir pour me dire que je suis vraiment super, tout ça, alors je lui demande : "ben pourquoi tu me signes pas alors ?" Il m'a répondu : "Parce que t'es pas guitariste". Mais bon, il m'a quand même proposé du travail. Mais pas comme leader.
Maurice John Vaughn m'expliquait que s'il s'était mis à la guitare, c'était parce que personne n'engageait un groupe mené par un saxophoniste. Il faut non seulement être guitariste, mais aussi chanter, à moins de s'appeler Ronnie Earl.
BF : A moi de leur prouver qu'ils ont tort. Ça va être dur…Mais ils ont tort. Ce n'est pas la guitare qui a lancé le blues. Après la voix et le piano sont venus les cuivres. La guitare n'est venue qu'après, parce qu'au début, on l'entendait à peine, parce qu'elle n'était encore qu'acoustique. Bien sûr il y avait le blues acoustique en solo comme le faisait Robert Johnson, mais en groupe, ce n'est qu'avec l'amplification que la guitare a été mise en lumière. Et c'est beau, c'est un beau son, mais aujourd'hui c'en est arrivé au point où tout le monde fait la même chose ! A chaque fois que des musiciens se pointent, la première chose qu'ils disent, c'est : "je joue de la guitare". Et maintenant, ils ne veulent même plus jouer de la guitare…
Ils veulent "jouer" de l'ordi ?
BF : Oui, il veulent rapper, programmer, scratcher, ils pensent qu'ils n'ont plus besoin d'apprendre la musique. Ils pensent que tout est déjà là, à leur disposition : les CD de samples, l'ordinateur, etc, et la plupart pensent qu'ils n'ont même pas besoin de chanter !
Mais ils ont quand même besoin de musiciens pour enregistrer ces samples ?
BF : Ils ont déjà toutes sortes de boucles. Il suffit d'en prendre un petit bout ici, un autre là, de coller ça ensemble, d'y programmer un beat, et le rapper n'a plus qu'à y aller. Et plus personne n'a besoin de savoir jouer de quoi que ce soit.
ND : Parfois ils ont un clavier, pour jouer un ou deux accords.
BF : Oui, les claviers sont importants dans ces nouvelles
musiques, parce qu'on en fait qui peuvent reproduire toutes sortes de sons. Pour
moi, c'est simplement une fuite loin de la pureté de la musique.
Mais il y a aussi des gens qui utilisent de vrais musiciens, talentueux, musicalement éduqués, pour faire de la musique sur laquelle ils posent des sons nouveaux. Tu es plutôt pour, ou tu préfères prouver que tu es peut-être plus traditionaliste que certains ne veulent le croire ?
BF : Les gens qui font ça cherchent des idées pour mélanger les deux cultures. Et ça c'est une des choses les plus difficiles à réaliser. J'ai entendu des groupes qui essayaient de faire ça et…
ND : Mais tu aimes bien Jesus Volt par exemple ?
BF : Oh oui, mais Jesus Volt ne fait pas ce genre de truc !
Ah, ils ont tourné avec un DJ intégré à leur show.
BF : Oui, mais pas au point de lui faire remplacer les musiciens du groupe !
Oui, mais c'est de ça dont je parlais. D'ailleurs je t'ai déjà vu rapper sur scène !
BF : Ouais, c'est vrai. J'essaie de faire des expériences. Je tente des choses. Je veux garder la musique vivante, fraîche. Et pour ça il faut parfois s'aventurer un peu, ne pas rester sur ses acquis. En tant qu'artiste, il faut garder ses oreilles grandes ouvertes, entendre ce qui se fait. Je pense ne jamais abuser de ce genre de choses dans ma musique, parce que, comme je l'ai dit, je crois en un son pur. Je crois en la batterie, je crois en la basse, je crois au clavier, je crois à la section de cuivres. On ne peut pas me retirer ma section de cuivre, je joue d'un cuivre ! Avec ces pensées en tête, si on m'approchait avec pour projet d'utiliser ces sons nouveaux, j'essaierai probablement d'y ajouter tout ça. La seule chose, c'est que j'ai entendu des artistes essayer, et à mon avis ça ne le faisait vraiment pas, alors ça me rend plutôt hésitant. Certains de mes groupes favoris, comme Earth Wind & Fire, ont fait ce genre d'expériences, et ça ne sonnait pas comme le "vrai" Earth Wind & Fire. Il y a des choses qui ne fonctionnent tout simplement pas.
Tu as écouté l'album du Golden Gate Quartet sorti récemment chez Frémeaux ? A un moment ils se mettent à rapper au milieu d'un gospel et ça le fait. C'est comme quand je t'ai vu le faire : à ce moment du show, à ce moment du morceau, c'était bienvenu, c'était le moment parfait pour faire ça.
BF : C'est bien de mélanger les divers styles. C'est une autre façon d'attirer les jeunes, et de rendre les choses plus excitantes pour tout le monde. Sinon les gens s'ennuient Mais il faut aussi que ça reste intéressant, parce que les plus vieux, eux, ils ne veulent pas trop d'excitation. Ils veulent être cool, se laisser aller sur leurs dossiers et profiter du spectacle. La façon dont je construis mes shows, j'essaie d'intéresser les vieux, puis ceux d'âge moyen comme moi, puis les plus jeunes, parce qu'après tout, c'est d'eux dont il s'agit. Ce sont eux les plus importants, ils sont l'avenir. C'est pour ça aussi que j'essaie de toujours garder le groove.
Mais on ne sait jamais, tu pourrais bien attirer l'attention des plus vieux aussi de cette façon, les amener à s'ouvrir, par surprise parfois…
BF : Mais ça arrive ! J'ai vu des mamies, de 60, 70 ans, se lever pour danser ! Et nous sur scène on se regarde et c'est comme (une courte aspiration bouche bée)…C'est donc une bonne chose de s'ouvrir, d'étendre le champ de sa musique. Parce ça fait du bien à tout le monde, je crois.
Au fait Nadège, Boney disait que depuis toujours, il savait qu'il était un bluesman, d'autres disent que c'est le blues qui les a pris, et toi, comment en es-tu venue à jouer le blues ?
ND : J'ai commencé par le jazz, et puis je me suis ouverte à des choses plus binaires, plus groovy. J'ai découvert le blues par le jazz, et ce n'est pas le même blues dont nous parlons. Les jazzmen aiment changer les accords, les remplacer par d'autres plus complexes, ils essaient toujours "d'enrichir" le blues, si tu veux. Quand tu apprends le jazz, tu apprends le blues. Le blues est partout. Dans le jazz, le rock, le funk… Quand tu apprends la musique, à moins de te limiter à la musique classique, tu apprends le blues. Et plus particulièrement en jazz, c'est une des premières choses qu'on t'apprend : les cycles, les changements, les 12 mesures…
Une bonne partie du répertoire de Charlie Parker, c'était des blues.
ND : Oui, et des blues en 12 mesures qui plus est ! Bien sûr, avec ses accords élaborés, je suis sûre que la plupart des fans de blues ne sauraient pas y reconnaître le blues. Et bien sûr, faire la connaissance de Boney, ça m'a amené plus loin dans cet autre style de blues, celui de Chicago. Je vivais à Toulouse, et le blues n'y était pas très actif. Awek n'existait pas encore. C'était plutôt jazz, funk, rhythm & blues. Et donc, petit à petit, je me suis éloignée du jazz pour jouer de plus en plus de blues, de rhythm & blues, etc. J'avais un groupe qui jouait aussi africain, on mélangeait un peu tout ça.
Quand vous jouez ensemble, tu as l'air de vraiment t'éclater sur scène…
ND : Bien sûr ! Il y a peut-être un titre ou deux qui ne sont pas vraiment mes favoris. Je me plains toujours quand Boney les appelle : "Oh, noooon !"
BF : Elle aime le répertoire, mais il y en a qu'elle préfère jouer à d'autres.
ND : Oui, c'est ça. Il y a des morceaux que je trouve plus intéressants à jouer.
BF : La première fois que j'ai entendu Nadège jouer, j'ai été surpris, parce que j'ai tout de suite su qu'elle pouvait jouer tout ce que je peux aussi. En termes d'arrangements, de solo, elle commence à entendre des choses, à force d'être avec les autres musiciens, mais en tant que musicienne de cuivres, c'est peut-être la meilleure avec laquelle j'ai jamais joué. Elle peut jouer tout ce à quoi je pense encore mieux que moi.
ND : Je n'ai pas énormément de technique, parce que je n'ai pas le temps de travailler, avec la famille et tout ça …
Mais pour ce qui est de groover, tu grooves !
ND : Disons que je n'ai aucune difficulté à chopper un riff, à trouver les harmonies.
BF : Ça pour groover elle groove ! Et si moi je me plante, elle l'entend immédiatement, et elle me le dit : "Ah, t'en as loupé une, là".
ND : Quand tu joues d'un cuivre, c'est un instrument basé sur l'harmonie, alors fatalement…Je ne suis pas aussi bonne sur les parties rythmiques. Si quelqu'un fait une erreur dans la section rythmique, à moins que ce ne soit vraiment énorme, je peux très bien ne pas le remarquer.
Pourtant tu joues très bien en rythme, tu joues aussi de façon très rythmique.
ND : Oui mais ça, c'est ce que je suis censée faire. Pas besoin de jouer des tas de notes, il faut jouer les bonnes aux bons endroits, sinon ça n'a pas de sens.
BF : Ça peut n'être qu'une seule note, pourvu que ce soit la bonne.
ND : C'est ce qui me plaît dans cette musique comparée au jazz, tu n'as pas nécessairement besoin d'une technique époustouflante pour dire ce que tu as à dire. Et puis j'aime danser aussi, et la musique me fait bouger, alors s'il fallait jouer Be Bop ! De toute façon Charlie Parker n'a jamais été ma tasse de thé. Il était super, mais ça ne me touche pas autant….
Et puis on a les disques…
ND : Exactement !
Quand je viens vous écouter, je préfère entendre Boney et Nadège qu'encore un autre clone de je ne sais qui…
BF : Ne m'en parle pas, il y a tellement de gens qui voudraient être quelqu'un d'autre… En même temps, je suis passé par là aussi. Moi je voulais être Louis Armstrong. Et après je voulais être Rick James. Et après ça je voulais être un Earth Wind & Fire. Jusqu'à ce que tu te trouves, que tu trouves celui que tu veux vraiment être..
Puisqu'on en parle, quel est ton album favori de Earth Wind & Fire ?
BF : Mon favori ? Oh, c'est That's The Way Of The World.
ND : Moi c'est le live au Japon.
Et moi c'est Gratitude. C'est marrant, mais beaucoup de gens les considèrent comme un groupe de disco, alors que c'est plutôt une fusion jazz, soul…
ND : Oui, mais ils sont sortis à la même période que les Bee Gees, la Fièvre du samedi soir, avec ce même type de look, et certains de leurs titres étaient disco.
BF : Nous les Blacks, on les a jamais considérés comme disco.
ND : Oui, mais toi tu connaissais d'autres trucs que leurs titres les plus Bee Gees. Un jour on était en tournée, un morceau super passe à la radio, et Boney fais : "Ecoutes ! Earth, Wind & Fire !" et là j'ai fait : "Ah bon ? Ah, là d'accord !"
Mais le votre, d'album, il sort donc tout juste. Il y a un truc inhabituel, ce sont les solo de trombone enregistrés aux States. Comment ça s'est passé ?
BF : En fait Fred Wesley avait une tournée prévue qui devait passer par la France. On s'était contacté, on avait une date qui convenait pour enregistrer ensemble. Mais sa tournée a été annulée. Il m'a appelé dès qu'il l'a su, et il m'a proposé, si je voulais toujours le faire, de lui enregistrer la rythmique sur un CD et de le lui envoyer. Lui l'amènerait en studio, enregistrerait son solo et me renverrait le tout. Au début j'étais pas très à l'aise avec ça, parce que quand il s'agit de ma musique, j'aime bien être présent aux séances d'enregistrement. Au départ, il devait jouer sur le dernier morceau, You Got To Move. Mais je n'étais pas trop sûr de ce qu'il ferait tout seul, aussi j'ai préféré qu'il joue sur Never Fall On Your Face et Revelation. Là j'étais plus confiant, parce que ce sont deux titres que j'ai écrit dans le genre de groove qu'aime Fred. J'ai vraiment confiance dans son jugement pour ce genre de choses. Et j'ai eu raison, parce que quand ça nous est revenu, c'était comme : "wow! Là on se comprend !" On savait que Fred ferait quelque chose de bon, et on s'est pas trompé, mais c'est toujours un peu inquiétant d'envoyer sa musique comme ça, sans savoir ce qui va te revenir. Parce que ça aurait très bien pu être totalement à côté, et on aurait été très déçus.
ND : Mais on n'avait pas les moyens de lui payer le billet.
BF : Tout le budget de l'album…. en fait le budget des 3 albums, on a tout payé nous-mêmes. Les musiciens, Nadège et moi. On n'a pas eu de producteur. Pour le prochain, j'espère en avoir un.
Tu viens de citer You Got To Move. C'est surprenant de trouver ce titre dans un de tes disques.
BF : Justement. On pense que je ne sais pas faire dans le traditionnel. Je voulais montrer que je peux très bien faire ça aussi.
Et même sans cuivre…
BF : En fait, comme je le disais plus tôt, des cuivres étaient prévus, mais bon, j'en ai finalement décidé autrement. En ce qui concerne la tradition, moi j'adore ça, j'en écoute tout le temps. Mais je ne vais pas me laisser enfermer dedans. J'ai ma propre… ce que moi j'entends dans la musique, et ça n'a pas grand chose à voir avec la tradition. On est en 2006, je ne vais pas jouer comme en 1922. Mais bon, je l'ai fait, juste pour faire savoir que je peux. Mais je ne suis pas vieux, je suis un jeune artiste de blues, et mes idées sont jeunes et fraîches.
Sinon, quelque chose à ajouter ?
BF : Je voudrais dire aux gens : soyez heureux, aimez la
musique, et faites ce que vous aimez.
Ça me rappelle Luther Allison, que tu as bien connu…
BF : Oui. Parfois il me hante. Juste assez pour laisser savoir que ça va pour moi.
C'est lui qui t'avait conseillé de monter ton propre groupe ?
BF : Oui. Je n'ai pas suivi son conseil tout de suite, parce que je pensais qu'il serait toujours là. Ce n'est que quand il était mourant que j'y ai repensé. Parce que jouer avec des gens comme Luther Allison, Lucky Peterson, Alpha Blondy, James Cotton, écouter leurs conseils sur le leadership, c'est ça qui m'a vraiment aidé à bâtir cette confiance en moi, à savoir quand j'étais prêt. C'est un conseil qu'on m'avait déjà donné avant, mais c'est toi qui sais quand tu es prêt. Devenir un "nouvel artiste", ça n'arrive pas en une nuit. Surtout dans le blues. Il faut avoir son répertoire, il faut qu'il plaise, et qu'on te reconnaisse comme un bon artiste. Et à moins d'obtenir ça… Il y a beaucoup de musiciens qui après avoir quitté leur boss sont retournés vers lui. Je ne voulais pas être l'un d'eux. Et puis mon boss à moi venait de mourir, je ne pouvais pas retourner vers lui. Je n'avais pas d'autre choix que de me tenir debout par moi-même ou tomber face contre terre. Heureusement, j'avais Nadège qui m'a aidé à rester fort. Quand tu as quelqu'un à tes côtés, ça te motive à être meilleur dans ce que tu fais. (A Nadège) : Et ça tu me l'as donné.
Propos recueillis par René Malines,
chez Boney et Nadège à Vitry sur Seine, le 9 mai 2006.