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Les effets de steel de Freddie Roulette
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En cette chaude fin de juin 2005, je me suis rendu au Jazz Club de l'Hôtel Méridien, à Paris, impatient de voir enfin jouer le légendaire FREDDIE ROULETTE de sa drôle de petite guitare posée à plat sur les genoux, d’où ce nom : "lap steel guitare".
Freddie Roulette partage la scène avec la chanteuse Sugar Pie DeSanto et le pianiste Leon Blue, accompagnés par Frank "Paris Slim" Goldwasser. Lorsque son tour vient, voûté sur sa vieille National électrique, réglant ses pédales d’effets et de volume, il chante une poignée de blues de sa voix grave et voilée. Revisitant quelques standards, comme "The Thrill Is Gone", ou interprétant des instrumentaux dont "Sleepwalk", morceau de bravoure des joueurs de steel.
Des avalanches de notes glissées au son feutré, caractéristiques de son style, se font entendre. L’instrument ouvre une large expressivité : les Hawaïens la créèrent car elle pouvait s’approcher du chant humain, permettant même de monter dans les aigus tel un falsetto d’opéra. Si la guitare "steel" peut imiter la guitare "normale", bien sûr, ou l’orgue, en définitive c'est des cordes vocales qu’elle se rapproche le plus. Huit voix humaines, une par corde, forment un chœur et une ambiance dont seul Freddie possède le secret.
Roulette ne
joue que de la steel, pas de guitare. Il ne la quitte jamais. Lorsqu’il prend
l’avion : "Je ne la mets pas dans la soute, elle voyage avec moi. Je la
range dans les compartiments à bagages au dessus." Me dit-t-il
plus tard. En plus ! Ce n’est pas encombrant !
"Ma
guitare date des années quarante, j’en ai une autre à la maison. Mais c’est
tout. Je n’en ai pas besoin de plus. J’en avais une à double manche. Celle que
vous voyez sur la photo du journal. Oui. Mais je n’en avais plus l’utilité. Il y
en a avec avec des manches plus courts de vingt-quatre frettes, ma National a
trente-deux frettes."
C’est une
steel guitare à huit cordes de marque National, type "New Yorker" : la même
marque que les célèbres guitares acoustiques en acier de la fin des années
vingt. En résumé, une lap steel ce n’est rien qu’une "planche de bois" où sont
fixées des cordes à un bon centimètre de hauteur avec, surtout, de bons micros.
Les premières datent de 1931 : les fameuses "poêles à frire" Rickenbacker, les "fried
pan". Il y a moins de lutherie que sur une guitare "normale" ce qui, en
principe, devrait en faire un instrument assez bon marché, même lorsque il est
ancien. Pourtant le fait que les rock stars et des vedettes comme Ben Harper les
utilisent de manière anecdotique ont fait que les lap steel sont maintenant plus
recherchées. J’en ai même aperçu une, horreur, à la Star Academy !
"Ry Cooder ? Je l’ai rencontré, il voulait le même type de guitare que moi. Il
est venu chez "Fat Dog Shop", à Berkeley, le magasin de musique qui entretient
mes guitares. On me l’a raconté. C’était le mois dernier. Ry Cooder était passé
pour en acheter une, il l’a vue au milieu d’une multitude d’autres guitares et
l’a saisie !".
Me
répètera-t-il avec un grand sourire, riant de cette anecdote.
Ry Cooder voulant se procurer "la" même
steel-guitare que Freddie Roulette : un simple et discret hommage d’un grand
maître. Il aurait dit un jour, paraît-il, qu’il vaudrait mieux affréter des
charters pour aller voir Freddie Roulette plutôt que de se déplacer pour un
match de football au Super Bowl. Mais à part quelques initiés comme Cooder ou
David Lindley dont il est l’idole, qui connaît ce mythique joueur de blues à la
guitare hawaïenne électrique ? Il a pourtant quarante ans de carrière derrière
lui. Accompagnateur des dernières sessions de Earl Hooker et du début de celles
de Charlie Musselwhite, il côtoie quelques grands du blues : Albert King, Otis
Rush, Gatemouth Brown, Luther Tucker, Elvin Bishop, John Lee Hooker... Il sera
même invité par Frank Zappa.
"Nous avons fait quelques morceaux en studio, mais ça n’a jamais abouti. Frank
Zappa m’avait demandé de venir à un concert à Milan en Italie, mais mon
passeport n’était pas prêt ! Alors ils y sont allés sans moi !"…
Hélas, ces réunions musicales sont sans
enregistrements officiellement disponibles !
Lorsque j’ai
demandé à Frank Goldwasser qui l’accompagnait au Jazz Club, s’il était possible
d’interviewer Freddie Roulette, il m’a répondu : "Il n’y a pas de
problèmes ! Il est O.K ; mais c’est dommage, tu sais, ce type a joué avec des
grands du blues. Pourtant aucun journaliste n’est venu. Personne. Vas-y !".
Il est à
l’heure au rendez-vous. "Mettez votre enregistreur plutôt ici, en face sur
la table ce sera mieux." Dès le début
de l’interview, sous son air discret et réservé, je me rends compte qu’il est
précis et sait ce qu’il veut. Il suffit de le voir sur scène régler
consciencieusement sa guitare, ses pédales d'effets et son ampli. Il sait aussi
être critique sur le son, la technique, la production et sur ses disques.
Quand il
avait une vingtaine d’années, Freddie Roulette a, effectivement, fréquenté les
grands du blues, dans les clubs de Chicago : "A cette époque, dans les
années soixante, on pouvait jouer dans la ville jusqu’au petit matin ! Il y
avait plus de musique que maintenant.". Il s’en rappelle avec
plaisir.
Il prend sa
pipe, y insère un filtre, et tranquillement la bourre avec sa préparation
personnelle de tabac. Un serre-joint pour plomberie est vissé autour de la tige.
Prenant une première bouffée, avec son grand sourire, il continue : "Je
fumais des cigarettes, mais j’ai arrêté. D’abord pour les poumons et ensuite
parce que les cigarettes allumées étaient posées sur le bord des amplificateurs.
Puis, des nouvelles cigarettes étaient posées à coté de l’endroit brûlé par la
dernière. Ça dessinait une décoration "design" sur l’ampli ! C'était souvent le
cas sur les amplis dans les clubs !"
Il se
rappelle sa participation aux enregistrements pour le label Cuca Records à Sauk
City, Wisconsin, avec Earl Hooker… des disques Arhoolie, avec leurs belles
pochettes. Par contre, je lui demande s’il connaît un morceau enregistré
par le Belge George Adins dans le club Alex à Chicago en 1968 : "Non
je n’en ai jamais entendu parler !". Il n’est pas au courant, non
plus, des éditions de ses premiers morceaux sur les disques Flyright…
Accompagnateur, "sideman", de Earl Hooker et
de Charlie Musselwhite, il va colorer quelques incontournables disques de ses
grappes d’arpèges immédiatement reconnaissables. Avec Randy Rare et Harvey
Mandel, membre du légendaire groupe de blues Cannet Heat, il fera "Sweet Funky
Steel", son disque de référence en 1973. Il continue d’ailleurs d’enregistrer
avec ces derniers.
Avec Earl
Hooker, il se rappelle du disque "2 Bugs And Roach" : "Il y avait cette
ligne d'intro, diling diling, qu'il fallait que je tienne !". Parlant
par onomatopées, cognant sa pipe sur le bar du Méridien, comment il imite le
pic-vert : "Je tape comme ça sur les cordes, derrière le chevalet. Cling !
Cling !". Pleurs, miaulements de chats, aboiements de chiens ou cris
d’oiseaux, Freddie peut tout exprimer !
Sans
onglets, du bout de tous les doigts de sa main droite, il joue la mélodie note à
note, ou arpége des accords, comme un guitariste de flamenco ou classique, sur
un rythme funky ou psychédélique… sûrement un héritage des années soixante :
"Pour avoir le son de Gibson des guitaristes de jazz. Comme Wes Montgomery,
oui."
Dans sa main
gauche, Freddie utilise un curieux objet blanc cylindrique qu’il glisse sur les
cordes : la barre-steel. "Je l’ai fait fabriquer spécialement pour moi.
C’est une usine d’Oakland, à côte de San Francisco, qui me l’a faite. Ils ont
utilisé un plastique spécial qui peut résister dans l’espace : il a été conçu
pour les roulements de la navette spatiale. A l’intérieur, ils ont mis du plomb
pour que ça soit bien lourd. Il faut que la barre-steel soit lourde. C’est un
prototype. Ça ne fait pas de bruits parasites et il y a une bonne tenue de note,
du sustain. Le plastique est plus dur que l’acier. C’est celle que j’utilise sur
scène. Depuis sept ans. Et elle n’a pas bougé, la surface est toujours aussi
lisse. Sinon, en studio, j’ai aussi une barre-steel classique en acier. La
barre-steel Nick Manoloff" me précisera-t-il : le nom de son inventeur.
Oui, tout ça
n’a rien à voir avec la simple guitare électrique. S’il en avait joué plutôt que
de la steel-guitare à huit cordes, peut être Freddie Roulette serait-il plus
connu, adulé pour avoir dans les années soixante, côtoyé à Chicago quelques
légendes du blues !
"Je peux sonner comme un orgue, mais avant tout je sonne comme une steel
guitare ! Je mets du "phasing", du "delay". L'orgue a les mêmes ondes que la
steel. Les hawaiiens parlent de "sign wave" : les ondes du chant qui montent et
qui descendent.".
Il
me fredonne alors : "Alohaaaa !", le bonjour-au revoir en langue
des îles, comme s’il baladait sa barre-steel sur les cordes de sa guitare. Comme
une voix.
La guitare
Dobro, les National Steel acoustiques ? "Non je ne joue pas d’acoustique,
ni en solo. Seulement au sein d’orchestres électriques. Je ne joue pas en solo.
Je n’aime pas.". Freddie n’est à l’aise qu’en formation.
La manière de s’accorder est primordiale
pour les steel guitaristes. Freddie Roulette, comme les autres possède sa
recette. Mais elle n’est pas secrète, il me l’explique consciencieusement,
précisant le tirant de chacune des huit cordes. Une de ses particularités, c’est
la dernière corde (celle en face de lui) qui, normalement devrait être la plus
basse. Lui a installé une corde plus fine, un Sol, qui vient compléter son
accordage en La 7ième sur le reste du manche.
"Je joue sur une guitare
combo, je n’ai plus besoin de guitare double, ce n’est pas nécessaire. Je peux
faire les accords comme sur une guitare : des accords de 9ième. En faisant
pivoter la barre-steel, je fais ce que je veux. Les mineurs aussi.".
Saisissant ensuite une barre-steel posée sur la table, en la manipulant, il
explique :
"Il faut la tourner
sur les cordes, il faut la pencher et la faire swinguer, rouler… tout en restant
juste. Il faut la tenir comme ça, pas comme ça, sinon vous ne restez pas dans le
ton."
Nous
regardons des photos de steel guitare : "Celle là je ne l’ai jamais vue !
Si je la trouve, je la veux bien !". C’est une guitare "Framus" bon
marché des années cinquante-soixante.
"La steel guitare, j‘ai commencé à la pratiquer lorsque j’étais à l’école primaire."
A-t-il
appris la musique à travers le gospel ? "Non pas à l’église ! Je ne joue
pas de gospel. Je ne suis pas gospel." Aubrey Ghent, les Campbell
Brothers ou le vétéran Willie Eason, le courant "Sacred Steel" actuel, devenu à
la mode avec la redécouverte des congrégations religieuses qui utilisent des
guitares steel comme instruments de prédilection, il connaît mais ce n’est pas
son style : "Robert Randolph. Oui je l’ai vu à la télévision. C’est
bien !"
Après une
longue période de passage à vide, il participe à quelques compilations de
slide-guitare et des enregistrements épars. Récemment, il a fait un
retour avec deux disques sous son propre nom : un avec l’orchestre de blues de
Chicago de Willie Kent et un autre avec les Holmes Brothers, produit par Henry
Kaiser. Sur ce dernier disque, il joue "Cerisier rose et pommier blanc", un
vieux succès français. Pourquoi ce choix ?
"Je
l’ai appris par la version de l’orchestre de Perez Prado.". Une
interprétation mambo qui a été un tube mondial dans les années cinquante. Il
chantonne l’air et découvre, amusé, que c’est à l’origine une chanson française.
Je lui donne une copie de la partition. Il la prend et la regarde, son doigt
suit les notes qui montent sur la portée : "Oui, c’est ça ! Pomme ?
Apple ? Rose ? Pink ! Yes : do, ré, mi, fa, sol, la, ti.". La
petite leçon de français terminée, il fredonne alors "La vie en rose".
"Vous pourriez la jouer aussi ? C’est très français !".
Je lui demande : "Vous
jouez bien des grilles compliquées de morceaux de jazz !"
"Oui, mais pas ici. L’orchestre ne joue que du blues… je ne peux pas faire ces
morceaux.".
Me répondit-il, voilant son regret.
Puis,
je lui parle de la steel guitare en France. Il est intéressé. Je lui donne une
copie d’une compilation de 45 tours de Harry Hougassian qui datent des années
cinquante. Il prend le CD, curieux et impatient de l’écouter.
"En France, vous n’aimez pas trop la country-music ?"
me questionne t-il. Ce
style a donné à la steel guitare de nombreux virtuoses, ce n’est pas le cas du
blues ni du jazz. Il y a bien Sonny Rhodes que Freddie connaît ou L.C. Robinson
qu’il semble moins apprécier : "Ce n’était pas un vrai joueur de steel !".
Mais avec une poignée d’autres musiciens le tour est fait. Dans la
country-music, à partir des années cinquante, la lap steel est détrônée par la
pedal-steel-guitare dont le jeu est complètement différent. Pas question de
pedal-steel-guitare pour Freddie Roulette :
"C’est trop mécanique, et on est
figé derrière son instrument. Avec la lap steel on peut bouger. Ça ne sonne pas
pareil, ce n’est pas aussi chaud. Surtout avec un bon ampli…".
L’année 2005 est riche en tournées : la Nouvelle Orléans, Paris, Ecaussinnes
(Belgique) et le Canada. Freddie prépare de nouveaux disques qui devraient être
disponibles bientôt, avec les Nightfire de Harvey Mandel, Henry Kaiser et David
Lindley. Il semble qu’il n’ait jamais été aussi actif :
"Je rentre prendre l’avion à Bruxelles par le "bullet"
(le TGV, ndlr) et
je vais à Hawaï.". M’annonce t-il, ravi. "Je n’y suis jamais allé ! Je
suis invité par Henry Kaiser."
"J’ai
enregistré en studio un album avec les Nightfire et Henry Kaiser. Pour le label
CD Baby. Pour les dates de sortie, il faudra regarder sur l’ordinateur. Mais
l’album est temporaire ; il faut le reprendre. J’ai fais trois titres blues de
plus, où je chante, mais la maison de disque n’en voulait pas. C’était O.K. et
assez pour moi, mais ils en voulaient d’autres."
Lorsqu’on
lui demande s’il arrive à vivre de sa musique, il répond à côté, avec une
grimace : "Il faut garder les contacts rester en bonne santé. Si vous ne
pouvez pas jouer, vous devenez malade. Il ne faut pas rester dans la
même position.". Je ne lui demanderai pas davantage de quoi il vit
actuellement ; mais, d’après ce que j’en sais, il s’occuperait du gardiennage
d’immeubles à Berkeley. Il vit seul. "Ma famille c’est moi !
J’ai une fille de vingt-quatre ans. Je la vois souvent, elle habite à côté à
Berkeley. Elle a fait des études et est allée à l’Université. Elle a un bon
métier.". Il en est fier. Fouillant dans ses poches, il
cherche une photo d’elle pour me la montrer. Il ne la trouve pas et est déçu de
l’avoir oublié.
"Roulette, mon nom vient de la Nouvelle-Orléans." me confie-t-il plus tard. "Ma famille a émigré à Chicago il y a longtemps. Au début du siècle dernier. Il y a longtemps ! Une autre partie de ma famille est du Wisconsin."
C’est la première fois qu’il vient à Paris :
"Je voudrais bien aller visiter la Tour Eiffel et voir Mona Lisa au Louvre" annonce
t-il en souriant. "Mais je
n’aurai pas le temps ! On se couche à trois heures du matin et on se lève tard.
Vers six heures je vais manger. Ensuite, je me relaxe pour être prêt pour jouer
le soir."
Nous sommes,
tout de même, allés jusqu’à l’Arc de Triomphe et sur les Champs Elysées, proches
de l’hôtel. En revenant par les petites rues enchevêtrées il aura cette
réflexion en les découvrant : "On dirait la Nouvelle Orléans !"
La Tour Eiffel et Mona Lisa ce sera pour une autre fois ! Dimanche, il reprend l’avion et rêve déjà d’être à Hawaï, le paradis des joueurs de steel guitare. Sur cette dernière, d’ailleurs, le regretté Marcel Dadi n’avait-t-il pas dit un jour qu’elle était comme…"La voix des anges" ?
: CHRISTIAN LIGHTNIN' E
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Photos : © Marie Esther