Nouvelle Orléans |
Penser globalement |
Baby please don’t go to New Orleans, you know I Love you so,
Cette fois-ci Virus de Blues n’avait pas hésité : un envoyé spécial à la Nouvelle-Orléans pour le plus grand festival de musique afro-américaine (comme on dit...) ; des dizaines de milliers de spectateurs, (environ) dix scènes de onze heures à dix-neuf heures pendant sept jours (deux week-end) sur un gigantesque hippodrome : les Fair Grounds. Et le soir, de la musique partout dans les clubs et les théâtres…Tous les styles y sont représentés : blues, bien sûr, gospel, jazz (vieux ou moderne), zydeco et cajun (c’est la région), etc. Ca frise l’overdose et il ne faut surtout pas essayer de tout voir ! Plutôt se poser cette question: que va t-on pouvoir encore manquer cette fois-ci ? Cette année, j’ai raté Snooks Eaglin, c’est vous dire ! Pour moi c’est comme un pèlerinage à Lourdes : aller voir Snooks et sa guitare. L’"Harmonica Summit" aussi je l’ai raté : avec Charlie Musselwhite, James Cotton, etc. J’ai tout de même vu Charlie jammer avec les jeunots de "G Love and Special Sauce", sur la grande scène… : "Celui qui nous a tout appris" comme ils ont annoncé en l’invitant. J’ai raté aussi Freddie Roulette (là : c’est en rentrant à Paris que j’appris qu’il avait joué au Ponderosa Festival, en parallèle, avec une affiche à mourir d’indigestion). Puis les Meters en formation originale. Normal, nous n’étions pas encore arrivés. On a manqué les premiers jours du festival, n’ayant atterri que le samedi du premier week-end : mais le dimanche c’était parti de plein pied avec les indiens de Mardi Gras : les Wild Tchoupitoulas.
Pour les folles soirées louisianaises, bon, on avait déjà donné les années précédentes, en rentrant en France épuisé à cause des courtes nuits, ou alors en faisant des siestes pendant un concert de Dr. John, tellement on était fatigué…
Cette fois, on se l’est plutôt joué cool : un seul concert en soirée (si, si !). Il faut dire qu’avec ma crève carabinée et mes oreilles ratatinées par la pressurisation du voyage en avion, j’avais pas trop le goût. Même le temps typique de Louisiane était lui aussi plutôt "cool": on aurait dit un été français "non-caniculaire". A Philadelphie, notre avion venant d’Europe était même en retard à cause du mauvais temps (Ca neigeait sur tout le Nord vers Chicago… fin avril…). Il a fallu attraper notre correspondance pour N.O., tout juste comme on saute dans un métro en courant jusqu’à la porte qui se refermait sur nous.
Il faut dire aussi qu’on en menait pas large : fouille totale : "Retirez vos chaussures, levez les bras, Non pas comme ça ! La montre vous pouvez la laisser, etc." (Avec mon numéro de Virus de Blues et "La Ballade de Ben et Saddam" dans les valises, je n’en menais pas large, faut éviter l’humour dans ces circonstances…). C’était un vol US Air.
Avec l'aval du redac' chef, j’avais envoyé un e-mail au Festival pour obtenir une accréditation. Je me disais : "Ils ne vont jamais me répondre avec un nom comme Virus de Blues. Mon courrier électronique va être éradiqué. P’ffuit, détruit !" Que nenni ! Quelques jours plus tard , j’avais la réponse pour me dire que des places, pour trois jours, et un passe de photographe, seraient à ma disposition. C’était plutôt sympa. Le Jazz & Heritage Festival de N.O. qui invitait le petit fanzine français militant
It thunders and it lightnin’, and the wind begins to blow
C’est comme ça que j’avais commencé l’article au début de l’été… puis j’avais traîné, les vacances et les festivals français allaient suivre. J’avais un peu trop reporté au lendemain. Bon, cette fois-ci Virus de Blues allait paraître tous les deux mois…il fallait s’y mettre.
A la frontière, en nous fouillant, les douaniers ne savaient pas encore que le malheur frapperait une fois de plus : pas avec des armes, des couteaux, des briquets (amoncelés à l’entrée des contrôles)… mais via une fille au nom sexy, Katrina, peut-être en route vers Bourbon Street.
C’était le dernier week-end d’août. On annonçait une tornade sur la Nouvelle-Orléans. Alors je m’étais connecté sur Internet pour avoir des informations. L’image satellite était impressionnante. L’œil du cyclone se trouvait juste au niveau du Sud de la Louisiane. Alors, j’ai attrapé une de mes poupées Vaudou (Made in China) qui trône sur mon bureau et qui est, normalement, à l’usage des bugs informatiques. Je l’avais ramené en souvenir lors du dernier Jazz Festival. Délicatement, avec une aiguille de bonne augure appliquée à un endroit précis, j’ai réussi à faire dévier tout juste la tempête. Ouf ! la ville était épargnée !
Le centre était passé à cinquante kilomètres plus à l’est, dans le Mississippi. Biloxi comme Gulfport avaient été rasées. Les autoroutes sur pilotis étaient éclatées, les maisons s’étaient envolées.
Comme G.W. Bush, et les autorités d’urgence réveillées dans leur sieste estivale, tout le monde pensa alors que s’en était fini. Mais quand les levées du lac Pontchartrain se brisèrent le mardi 30 août, le désastre ne pu être évité. Comme des images venues du passé, les vieux blues chantant les catastrophes resurgirent, flottant sur l’eau nauséabonde.
L’hippodrome où s’était déroulé le Jazz Festival devait être transformé en lac. Déjà, certaines années lorsque le sol était trop humide, l’eau remontait pour mouiller la terre. C’était le cas à la tente Gospel, avant qu’elle ne soit déplacée vers un parterre en béton, moins perméable. En 1995, le lendemain de la fin du festival (et de l’élection de Chirac en France), le ciel s’était déchaîné et un violent orage avait inondé les rues, immobilisant la ville pendant quelques jours. Une panne de courant avait arrêté les pompes qui évacuent l’eau en permanence. Le journal local le "Times Picayune" avait titré : "Une crue Biblique", et pourtant l’eau nous arrivait à peine aux genoux ! Les habitants de la ville n’avaient pas vu ça depuis 1936. Nous savions la ville du jazz fragile, construite en dessous du niveau de la mer. Dix années ont passé, dix festivals et quelques ouragans, quelques crues, quelques tremblements de terre, quelques guerres et le 11 septembre 2001…
Les images se sont déversées sur nos écrans, dans nos radios, dans nos journaux. Des images violentes de misère, de pauvreté, de mort, pas de musique, pas de fête. Les pires choses sont toujours possibles. La Nouvelle-Orléans était devenue une Venise tragique.
There is a house in New Orleans,
Quatre mois avant, nous étions arrivés chez nos amis, avec une valise en moins (perdue dans une soute !). Leur maison se trouve (se trouvait) à dix minutes à pieds du lac Pontchartrain. Nous étions allés nous promener sur les digues, en paressant, pour regarder le coucher de soleil sur le lac, sans savoir que quelques mois plus tard, elles casseraient recouvrant le quartier sous douze pieds d’eau. Nous étions fatigués, le temps était anormalement froid pour la saison, pourtant nous sommes tout de même sorti voir Bobby Blue Bland (en première partie) et Doctor John, en vedette, qui faisait un hommage à Ray Charles. Bobby, à soixante-quinze ans, bien sûr, n’est plus le jeune chanteur fougueux du passé mais il reste un grand professionnel. Lorsqu’il fit ses célèbres ballades, le public de House Of The Blues, sembla oublier (ou l’ignorait-il tout simplement ?), qu’il avait devant lui l'une des dernières légendes du rhythm and blues, continuant à jacasser comme dans un poulailler. Le bon Docteur fut à la hauteur avec un orchestre au grand complet. Il revisita complètement les classiques de Ray Charles à sa manière, à la sauce funky nouvelle-orléanaise.
Dimanche 24 avril 2005 : Surfing U.S.A.
Je regardais la Bible, distribuée gratuitement à l’entrée des Fair Grounds : le journal musical local "Off Beat". Alors, qui j’avais raté les jours précédents ? Lil Buck Senegal et Harry Hyppolite, Buddy Guy, Sonny Landreth. Nous le verrons, pour nous rattraper, au Miner Music Heritage Stage lors d’une interview public, nous faire un mini-concert solo. C’est au même endroit que je suis, aussi, allé voir Brian Wilson, le garçon de plage surfeur. Une bière à la main, il répondit aux questions d’une salle comble. Heureusement pour ma compréhension, l’interviewer simplifiait les questions posées, pourtant en anglais, à un Brian Wilson qui le regardait hébété. Parfois, il esquissait un début de chanson. Le soir sur la grande scène, devant son clavier utilisé uniquement comme prompteur, il fit à l’identique les tubes classiques des Beach Boys. Une personne qui traduisait les chansons en langage de sourds-muets, sur le devant de la scène, acheva de rendre le spectacle encore plus étrange.
En pleine forme, c’est aussi dans la petite salle Miner que Dave Bartholomew, le musicien arrangeur, trompettiste, raconta sa découverte de Fats Domino pour le label Imperial, ses débuts musicaux dans l’armée américaine, ses séjours en France.
Ce jour-là, j’allais devoir slalomer entre Balfa Toujours, Rosie Ledet, G. Love and the Special Sauce. Les Campbell Brothers, et leurs deux steel guitares, sont toujours aussi excitants. Musicalement j’entends, mon Dieu, je ne voudrais blesser personne !
La famille Savoy était toujours fidèle au poste de la musique cajun, le vétéran Clarence "Frogman" Henry ne 'croasse' plus comme dans sa jeunesse. Sur la grande scène, Clarence Gatemouth Brown précédait pour B.B. King. Au moment où j’écris Clarence vient de casser sa pipe (celle qu’il fumait toujours sur scène, pas forcément avec du tabac). Fatigué par sa maladie, Clarence devait se douter qu’il n’en avait plus pour longtemps. D’autant, qu’il a refusé de soigner son cancer. Sa maison à Slidell, à côté de la Nouvelle-Orléans a été détruite par "Katrina". Son manager a indiqué que Gatemouth en avait été affecté, faisant de lui une victime indirecte de la catastrophe. B.B. King fera un set d’un heure, lui aussi, s’économisant, assis tout au long du concert. Bien sûr ce n’est plus le grand roi d’antan, mais un jeune italien qui s’occupe d’un site Internet de blues, était tout heureux de le voir pour la première fois. Ce qui prouve qu’il fait toujours rêver !
Sur la scène Blues sponsorisée par 'Popeye', le pianiste aveugle Henry Butler et C.J. Chenierbrilleront alors que, sur la grande scène, seul au piano, Randy Newman va captiver les milliers de personnes attentives. Ses paroles ne sont pas toujours tendres pour l’Amérique. Son "Louisiana 1927" est prémonitoire : "Louisiana, Louisiana, ils essaient de nous nettoyer et de nous envoyer au loin. Le Président Coolidge est venu en chemin de fer" (Remplacer "Coolidge" par "Bush" et "Train" par "Hélicoptère"…).
Un peu de la pianiste Marcia Ball et de gospel puis un coup de Dwayne Dopsie, musclé, le fils de Rocking, et la journée s’achèvera encore trop vite, mais en dansant, avec le Coolbone Brass Band.
Samedi 30 avril : Proud Mary keep on turning
Le samedi sera pluvieux (surtout pour certains)…et boueux. D.L. Ménard, le Hank Williams cajun, est en pleine forme. Lorsque je lui demande un autographe en français, sa langue, il me répond étonné : "Je ne sais pas écrire en français". La prestation d‘Allen Toussaint sera parfaite : arrangements, chansons, musiciens. Voilà un maître. Hélas ! Si vous voulez le voir, il faudra aller à la Nouvelle-Orléans. Un jour… Un retour au gospel pour la prestation de l’évangéliste Shirley Ceasar. Et pour finir, un peu d’Elvis Costello et d’Ike Turner qui fera un tabac avec "Proud Mary" : "Rolling, rolling on the river"…
Dimanche premier mai : Jolie Blonde et Shaft.
J’arriverais pour la fin des "Buena Vista…'cajuns', les Hackberry Ramblers, parmi les premiers créateurs de la chanson "Jolie Blonde". J’aurais le temps d’aller les saluer. Ils se rappellent de leur visite en France à Saulieu. Je passe voir et découvre la belle Euricka, une jeune chanteuse soul…mitraillée par les photographes…masculins. Pour faire pénitence, j’irais savourer de beaux moments gospel au Tribute à Sister Rosetta Tharpe. Sur la petite scène Lagniappe, "bonus" en louisianais, nous n’avons pas manqué l’excellent Mem Shannon qui présentait son dernier disque. J’assisterai en partie au Slide Summit avec Bob Margolin, Roy Rodgers, manquant Lil Ed et Drink Small. Décidément, la mode est aux réunions à thème de musiciens : il y avait aussi un "Swamp Pop Summit" et un "Tribute à Howling Wolf", l’hommage à John Coltrane avec son fils Ravi et sa femme Alice. Puis un peu de zydeco avec Nathan and the Zydeco Cha Cha en attendant, Isaac Hayes, en retard, ce qui fera se prolonger le festival d’une bonne demi-heure… chose rare ! Il fallait voir les poings noirs se lever dans la foule lorsqu’il fit le thème de "Shaft" !
Comme d’habitude, sur deux scènes opposées, les Radiators et les Neville Brothers font la clôture du festival… En 98, je me rappelle d’une remarque d’un des frère Neville. Il disait, quelque chose comme ça : 'Il faudrait que les choses se passent aussi bien au dehors que ici, pendant le festival".
Backwater blues, done caused me to pack my things and go
En cette fin d’août 2005, il aurait peut-être fallu que l’organisation se passe aussi bien au dehors que pendant ce trente-sixième Jazz & Heritage Festival de la Nouvelle-Orléans : des milliers de gens dont Fats Domino en attente d’évacuation au Super Dome et au Convention Center. Que sont devenus les musiciens, avons-nous perdu de manière irrémédiable des documents et une partie de l’histoire et de la culture de la Nouvelle-Orléans ? Des nouvelles sur les musiciens ont circulé sur Internet, des sites se sont ouverts pour leur venir en aide. Beaucoup ont déclaré être vivants : les Neville, Snooks Eaglin et sa famille (qui ont tout perdu), la famille de Deacon John… la liste est heureusement longue. Un journaliste se demandait où était Dave Bartholomew ?…
Dans le journal (Libération du 2 septembre) j’ai lu : "Mississippi : berceau du blues et de la ségrégation, c’était, en 2004, le deuxième état le plus pauvre des Etats Unis" et, en même temps, à la radio cette annonce : "R.L. Burnside est mort". R.L. venait souvent au Festival.
En 1990, après notre premier festival de la Nouvelle-Orléans, sur la route de Hattisburg, en quittant Biloxi vers Jackson, Clarksdale et Memphis, nous nous étions arrêtés à un croisement de routes. Non, il n’y avait pas de Diable ni de contrat à ce 'crossroad', il n’y avait que des jeunes filles, des femmes et des enfants qui manifestaient avec des panneaux : "No More Discrimination". Plus de discrimination. Une image, comme dans les années soixante. A la voir, personne ne penserait que c’était en 1990 : quinze ans ont passé et il y a toujours ces mêmes images, celle d’un "anti-11 septembre" à la Nouvelle-Orléans.
Comme osèrent annoncer les dirigeants américains : "Ce n’est pas parce que vous êtes noirs, qu’on ne vous pas secouru…". Non le racisme n’existe plus, ni aux Etats-Unis, ni en France, dans les taudis qui brûlent. On a même pu lire des déclarations comme quoi la ville était, enfin, débarrassée de sa racaille… D’ailleurs certains doivent penser que c’était bien fait pour cette ville de luxure, de débauche, de sexe, de musiciens fainéants, de drogués et d’alcooliques… (Ndlr : phrase à ne pas prendre au premier degré).
On ne sait pas encore si, en 2006, le festival aura lieu. L’urgence est ailleurs. Mais, à la Nouvelle-Orléans, l’urgence est aussi dans la musique. Même avec une trompette rouillée, une guitare écaillée, un piano déglingué, le blues, le jazz, le gospel, la country, le zydeco, le gospel, le rap, la soul, le rock, etc. risquent de sonner encore plus fort. Même s’il n’y a qu’une simple scène, comme aux premiers jour du festival, l’héritage musical détrempé, ne devrait pas s’arrêter comme ça. Pour l’espoir de la ville et surtout de ses habitants. Lors de la catastrophe, j’avais du mal à sortir mes T-Shirts festifs New Orléanais. Mais j’en avais un vieux, acheté en solde en 1993 dans Decatur Street. Sur fond noir, il y a le monde avec, autour, des gens qui se tiennent par la main. Une flèche indique la ville et il est inscrit : "Think Globally, Act Locally". Penser globalement et agir localement. Pendant un moment le monde, jusqu’aux pays les plus pauvres, s’est tourné vers la Nouvelle-Orléans et le Sud profond tendant des mains secourables aux orgueilleux américains.
Sur le site du journal "Times Picayune" du week-end du 16 septembre, il y avait ce beau dessin d’un trompettiste qui envoie plein de notes. Dans le "Canard Enchaîné", il y avait un dessin de Cabu avec un Marching Band, englouti, qui continuait à jouer malgré tout. Des festivals de musiques impromptus se sont montés un peu partout pour collecter de l’argent. C’est pour ça que cet article à été écrit et devait être écrit. Dans les années 60 le monde avait les yeux rivés sur la musique de la Californie, pour changer le monde. Le monde attend toujours… mais ses yeux se sont tournés vers la Nouvelle-Orléans.
Merci au trente-sixième Jazz And Heritage Festival et à la Nouvelle-Orléans d’avoir invité Virus de Blues.
: Christian Lightnin' E.