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CAROLINA SLIM : Carolina blues 1950-1952 > EPM Blues Collection 160532

L'histoire de Carolina Slim aurait pu être du pain bénit pour les amateurs de saga à la Robert Johnson : un grand escogriffe chapeauté et souriant sur une unique photo connue, une existence interrompue au bout de trente années, une poignée d'enregistrements (27) qu'il faut aller chercher sous divers pseudonymes, une carrière un peu vagabonde à travers le Sud des États-Unis et surtout des blues à l'insondable beauté, gravés sur une courte période de deux ans entre juillet 1950 et juin 1952.
Edward Harris, né en Caroline du Nord en 1923, reçut, adolescent, son savoir-faire à la guitare, des doigts experts de Blind Boy Fuller. Si une grande part de mystère entoure son itinérance dans les États du Sud, autour des années de guerre, sa rencontre musicale avec Lightnin' Hopkins s'avéra déterminante dans l'éclosion de son chant.

C'est d'ailleurs comme émule, voir comme imitateur, du texan que Carolina Slim s'est souvent vu catalogué. Cette réédition est donc particulièrement bienvenue pour se rappeler que son talent  va bien au delà. Si le label Document mit sur le marché il y a dix ans, une intégrale, EPM retient ici les 22 meilleurs titres, dans un écrin sonore irréprochable.

Débuté dans un climat plutôt acoustique où alternent blues profonds et boogies endiablés, le CD atteint à mon sens les sommets sur les sessions KING de 1951, enregistrées sous l'identité de Paul Howard, où la guitare électrifiée mariée à la voix empreinte de tristesse toute retenue, donnent à "Your Picture Done Faded", "One More Time" et "Since I See Your Smiling Face" l'éclat des chefs d'œuvre. L'irrésistible "Sidewalk Boogie" émaillé par des bruits de voitures et de klaxons, dans lequel Slim semble appuyer son jeu pour les couvrir, a t-il justement été enregistré près du trottoir dans un studio à l'isolation précaire ? S'agit-il au contraire d'un gimmick sonore volontaire ? J'avoue que ne pas le savoir est encore plus excitant !

A la fin des années cinquante le label Sharp sortit un album complet des premières faces de Carolina Slim réalisées pour Savoy et ses sous marques. L'objet figure sans peine depuis des lustres dans le top ten des vinyles blues les plus rares. Si des rééditions ont suivi dans les années 70 / 80, le nom de Carolina Slim, malgré un petit succès commercial en son temps, n'a que peu franchi un cercle d'initiés gardant jalousement leur trésor.

Espérons que ce compact, vraie œuvre de salut public, lèvera une partie du voile (est-ce bien le lieu ?) sans déflorer le mythe. 

BUKKA WHITE : Mississippi Blues Giant / The Complete Recordings > EPM Blues Collection 160412

Heureusement il y avait bien écrit la poste ! L'histoire de la redécouverte de Bukka White par John Fahey au début des années soixante fait partie des anecdotes bien connues des blues addicts : comment l'audacieux guitariste en prenant appui sur un de ses vieux thèmes "Aberdeen Mississippi" lui écrivit à l'adresse indiquée dans la chanson et comment le courrier suivit jusqu'à Memphis où vivait alors Booker T. Washington White. Cette efficacité du service postal américain permit à l'homme de 57 ans en pleine force de l'âge de démarrer une deuxième partie de carrière particulièrement fructueuse, plus de deux décennies après la fin de la première.
Né en 1906 dans le Mississippi, Bukka connut l'existence itinérante des musiciens du sud avant d'enregistrer ses premiers disques en 1930, dont deux spirituals. Malgré cela White n'eut rien d'un enfant de cœur, et suite à son implication dans une rixe mortelle, il fut invité à séjourner au fameux pénitencier de Parchman Farm.

C'est à sa sortie que les chansons qui ont forgé sa légende ont été capturées par le disque, lors d'une session en mars 1940. Avant son incarcération, "Shake'em On Down" lui avait déjà offert le succès, puis deux titres grappillés par John et Alan Lomax lors de son séjour en prison permirent de maintenir le lien.
Toute cette première de vie agitée, ponctuée d'autres emprisonnements, se retrouve dans ces vingt titres à la rugosité toujours surprenante de prime abord : Booker éructe, gronde, rugit un verbe vengeur, sa guitare National endure des pilonnages continus de bottleneck. Longtemps l'objet d'une quête passionnée ces disques sont depuis l'arrivée du CD repris sous de multiples emballages. À la magnifique réédition Colombia Legacy de 1994, centrée sur les  titres Vocation / Okey de 1937-40, EPM ajoute sans nous les facturer, les premières faces et les chansons prises au ballon. Tous ces blues autobiographiques à la construction identique mis bout à bout n'ont certainement pas le brio musical de bien de leurs contemporains, mais leur aspect brut, leur contenu historique en font toujours une expérience à part et une référence à écouter… à fort volume.

CHICAGO BLUES ((( Electric ))) GUITAR 1945-1951 > EPM Blues Collection 160232

Une compilation intelligente : pas de titres rares ou inédits ici pour le complétiste ni pour l'amateur de blues bien pourvu. Juste un superbe panorama en vingt-quatre titres et six années de cette période de l'après guerre et de l'électrification du blues dont on n'a cessé depuis des décennies de vanter la qualité et l'importance historique. Les six premiers morceaux font entendre Big Bill Broonzy, Tampa Red, Memphis Minnie, Jazz Gillum : autant de vedettes des années trente, ayant, hormis Big Bill, leur avenir derrière eux. Des musiciens qui tentèrent quand même l'adaptation aux sons amplifiés. Vient ensuite la génération d'après guerre et ses plus brillants passeurs : quel bonheur de retrouver ici l'exubérant Johnny Young, le sombre Floyd Jones, le mélancolique John Brim, les swinguants Eddie Boyd et Roosevelt Sykes, et mister un rock / un slow : Arthur Crudup. Les plus familiers y sont aussi : Robert Nighthawk, Muddy, Little Walter, J.B. Lenoir, Jimmy Rogers, Sunnyland Slim, Johnny Shines et puis Robert Jr Lockwood et Snooky Pryor qui sont nos derniers liens avec cette époque de légende.
Bien sûr il n'y a pas que des guitaristes dans tous ces noms, mais tendez l'oreille et consultez le livret intérieur : les vraies vedettes du disque y ont pour nom Little Son Joe, Willie James Lacey, Baby Doo Caston, Sam Casimir, Johnny Williams autant de guitaristes obscurs mais constamment brillants qu'ils soient d'essence jazz ou prêts à casser la baraque tous potards levés. Pour une fois leur nom est en gras et les sidemen sont à écouter autant que les maîtres. Un cheminement inexorable où les délicats entrelacs piano guitare des premiers duos, vont peu à peu laisser le champ libre aux héros de la six cordes.

HOT LIPS PAGE : On The Blues Side 1940-1950 > EPM Blues Collection 160452

Un bonheur musical n'arrive jamais seul : EPM publie le deuxième volume d'une anthologie consacrée au trompettiste Oran "Hot Lips" Page (1908-1954).
Qui est donc ce lèvres chaudes à la mine réjouie en couverture de ce disque ?

EPM nous avait une première fois éclairé en 1997 en sortant dans sa collection jumelle Jazz Archives, une "Story" qui accordait une plus large place à "Hot Lips" instrumentiste.
Comme son nom le laisse supposer cette deuxième livraison donne à entendre une majorité de titres chantés, par ce musicien un peu oublié et pourtant remarquable. Dans les notes du livret, fort instructives, Jacques Morgantini tente de savoir pourquoi une carrière plus universelle n'a pas couronné le talent sans faille de ce blues shouter à la voix énorme et prenante, doublé d'un trompettiste à la sonorité ample et généreuse, toujours entouré de sidemen impeccables.

Le succès ne s'est pourtant pas toujours refusé à ce natif de Dallas : un thème comme "Uncle Sam's Blues" (un blues anti militariste ?) contre cette armée US, plus vorace d'hommes qu'une femme gourmande, gravé dans la semaine qui suivit le débarquement de Normandie, conserve, soixante ans après la fin du second conflit mondial tout son pouvoir émotionnel, et fut maintes fois adapté. Chanteur rappelant Jimmy Rushing, soliste aux phrases sobres et concises, Hot Lips Page a-t-il été "barré" sur le plan commercial par le succès de Louis Armstrong auquel sa sonorité rayonnante fait immanquablement penser ?

Sa mort prématurée au creux de la vague pour ces moyennes formations héritières des big bands l'a en tout cas peut-être privé d'une place dans le blues revival des années soixante.

Un CD très attachant comme l'était son prédécesseur, à ne pas refuser quand on connaît les tarifs bas d'EPM et leur qualité de mise en boîte.

: Dominique Lagarde