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Louis
Myers
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Né en 1929 dans le Mississippi, décédé à Chicago en 1994, Louis Myers racontait son parcours et les plus belles heures du Chicago Blues à "Blues Unlimited" en 1976.
L'ARRIVEE A CHICAGO ET LES PREMIERES RENCONTRES
Je suis monté à Chicago vers 1941, j'avais onze ans et je
pense que c'était vers la fin janvier. Les choses bougeaient car la guerre
commençait tout juste. Je me rappelle vraiment bien qu'un changement se
produisait. Plein de gens quittaient les fermes pour s'enrôler dans l'espoir
d'avoir une vie un peu moins pénible. Je pense que c'est ce qui a décidé mon
père à partir pour Chicago. De plus ma mère avait trois sœurs qui y vivaient
déjà.
Quand tu viens de la campagne et que tu entres dans une ville
c'est un changement énorme pour toi car à la campagne tu n'as jamais vu toutes
ces illuminations, ces hauts buildings…. Mais ce que je voulais absolument
c'était voir des musiciens, tous ceux que je voyais me semblaient vieux, en
fait ils n'étaient certainement pas si vieux que çà mais du haut de mes onze
ans je les voyais ainsi !
Nous vivions au N° 3948 d'Indiana et le premier gars qui
jouait de la guitare que j'ai entendu c'est Lonnie Johnson. Il vivait au
sous-sol du N° 3946 de la même rue et il jouait là. Je l'épiais de chez moi
au deuxième étage et je me souviens avoir demandé à ma tante qui était ce
gars. Elle me répondit : "C'est Lonnie Johnson, le joueur de blues, il
ne joue que çà, du blues". Ma tante était très croyante et
n'appréciait pas de parler du blues. Cela me foutu un peu la trouille de jouer
le blues. Mon père avait amené avec lui une vieille guitare qui n'avait plus
qu’une seule corde mais j'avais l'intention d'en acheter et de les monter pour
essayer de jouer avec Lonnie Johnson. Mais ce gars avait l'air d'avoir plutôt
mauvais caractère. Un jour il m'avait même dit de foutre le camp, de ne pas
rester là à le regarder. J'avais jamais osé l'approcher ou lui dire bonjour,
c'était juste un voisin du dessous.
Pendant un an ou deux rien n'a changé. Je le voyais juste
entrer et sortir. Parfois quand il faisait très chaud il sortait dans l'espèce
de cour à l'arrière et jouait dehors mais toujours seul. Il ne jouait jamais
avec d'autres musiciens.
Mon père travaillait dans une fabrique locale. Il avait
arrêté de jouer depuis longtemps. Même à la ferme (avant qu'on ne monte
à Chicago) il ne jouait plus car il ne sortait plus le soir. De plus, sa
guitare était toute bousillée. Il fallait absolument que je m'en procure une.
Je crois que j'ai payé environ douze dollars pour une petite guitare
acoustique. Je pense que je devais avoir environ douze ou treize ans quand je me
suis acheté cette guitare et je l'ai gardé jusqu'à mes dix-sept ans, elle
était complètement démolie, aussi injouable que celle de mon père !
Je me souviens aussi avoir vu Homesick James. Il ne
s'appelait pas ainsi à cette époque. Je ne me souviens pas exactement mais il
se faisait appeler James (ndlr : peut-être James Williamson qui est supposé
être son vrai nom). Lorsque je l'ai rencontré il était avec Othum
(Othum Brown). Comme mon frère jouait de l'harmonica et que tous les
guitaristes désiraient rencontrer un harmoniciste qui savait jouer, ils ne
tardèrent pas à se rencontrer et mon frère n'arrêtait pas de me parler d'Othum,
un guitariste qui jouait vraiment bien. Finalement je lui ai demandé de pouvoir
le rencontrer mais j'étais un gamin et ce gars jouait dans des bars où je ne
pouvais mettre les pieds. C'est ainsi qu'un soir j'ai rencontré, dans la rue,
Othum et Homesick James. Ils jouaient au coin d'une rue et croyez-moi, Othum
était super. Ils jouaient du feux de Dieu ! Ils avaient une boite à cigares
devant eux et pas mal de gens s'agglutinaient autour d'eux. Petit à petit, la
boite s'emplissait de pièces. C'était tout près d'où j'habitait, au coin de
la 39ème (avenue) et d'Indiana.
Le soir ils jouaient dans pleins d'endroits situés entre la
39ème et la 31ème mais si ils avaient envie de se payer à boire ou avaient
besoin d'un peu d'argent, ils s'installaient à un coin de rue et jouaient là
jusqu'à ce qu'ils assez pour se payer le whisky dont ils avaient envie.
Othum jouait vraiment fort bien. Je n'avais jamais vu
quelqu'un jouer comme çà. Il n'avait même pas vraiment besoin que quelqu'un
l'accompagne. Il faisait les basses, les 'runs'… Il savait vraiment tout
jouer.
Ces gars jouaient dans les rues depuis des années, notamment
à Maxwell Street mais les gosses de mon âge n'allaient pas là. On ne
fréquentait pas ce coin. Pas ceux de mon âge en tout cas. C'est vers cette
époque que j'ai rencontré pour la première fois Earl Hooker. Notre truc
c'était de sa balader dans la rue et de sauter à l'arrière des bagnoles pour
aller à la rue voisine ou au cinéma. Je savais que Earl faisait partie d'une
sorte de gang mais j'ignorais qu'il jouait de la guitare et lorsque qu'un jour
je le vis jouer dans la rue je n'en croyais pas mes oreilles. Il jouait déjà
très bien. Un vrai guitariste et il avait à peu près mon âge. Cela me
poussait encore plus à apprendre la guitare pour jouer dans la rue avec eux
mais mes parents ne m'autorisaient pas souvent à sortir ; et il y avait ma
tante très croyante qui ne voulait pas entendre parler de blues, comme nous
vivions avec elle je n'avais pas la moindre possibilité de jouer. Il fallait
être plus âgé pour pouvoir imposer ses idées.
A cette époque il n'y avait pas beaucoup de jeunes attirés
par le blues. Ils lui préféraient le swing et des trucs plus jazz et parfois
quand je tentais de jouer un peu à l'arrière de la maison les autres gosses
riaient et tout cela fit que j'ai tout arrêté pendant plusieurs années. Je
n'ai vraiment recommencé à travailler la guitare que lorsque j'ai revu Earl
jouer. Earl avait appris au travers de différents musiciens. En blues, on ne
reçoit pas de leçons formelles. D'ailleurs ce n'est pas possible car on joue
"au feeling". C'est ainsi pour tous. Quand j'entendais Lonnie Johnson,
je me disais qu'il n'y avait personne qui jouait tout à fait comme lui. Il
avait son truc bien à lui. On apprend par feeling. C'est en écoutant qu'on se
rend compte qu'on accroche à ce que le gars fait. Ainsi, certains trucs qu'il
jouent te touchent et, à force d'écouter, cela reste en toi. Même si sur le
moment tu ne parviens pas à le jouer, il n'est pas impossible que trois mois ou
quatre mois plus tard tu essayes à nouveau et là tu l'as.
LES PREMIERS PAS VERS LE PROFESSIONALISME
Après avoir finalement triomphé de mes parents ainsi que de
ma tante, j'ai commencé à pouvoir jouer dans les house parties proches de chez
moi et c'est à l'occasion de l’une d’elles, que j'ai rencontré Robert Jr
Lockwood. Des gars étaient venus me demander de jouer pour leur house party.
C'étaient des mecs toujours bourrés. Ce fut affreux. Moi, un jeune gamin de 18
ans dans cette maison de 'wine-heads'… Ils m'avaient dit qu'ils me trouvaient
pas mal comme guitariste et quand je suis arrivé, Jr Lockwood était déjà là
et nous alternions chacun à notre tour jouant cinq ou six morceaux quand
soudain une querelle entre deux époux se déclenche. Ils sortent des couteaux.
J'avais jamais connu çà de ma vie. Je voulais absolument me sauver de cet
endroit mais j'avais pas fait deux pas que cette femme m'accroche par le col du
veston, le couteau dans l'autre main se protégeant de son mari qui s'avançait
vers elle en agitant son couteau !!! Chaque fois que le mari se lançait en
avant le couteau à bout de bras elle me poussait vers lui et puis à son tour
il se servait de moi comme bouclier quand elle faisait siffler la lame en
faisant des moulinets…C'est alors que Robert Jr leur a dit de me laisser
tranquille, que je n'étais qu'un gamin. J'ai couru jusqu'à la maison et n'en
suis plus sorti pendant un jour ou deux. J'avais eu vraiment trop peur ! Je ne
sais pas si Robert Jr s'en souvient mais je n'ai pas oublié ! Cela se passait
en 1946 je crois et depuis lors, je ne suis plus jamais allé seul à une house
party.
C'est un peu après qu'Amos Milburn me contacta pour tenir la
guitare dans son groupe. Il disait qu'ils me formerait et que je deviendrais
sans doute meilleur. Mais ma mère refusa car elle me trouvait trop jeune.
Après m'avoir écrit, il y a même un scout qui est venu jusqu'à la maison
certifiant qu'il ferait de moi un musicien complet mais rien n'y fit. Amos
Milburn était un nom connu, faisant des tournées. Il avait enregistré des
disques, j'avais 16 ou 17 ans alors.
Vers cette période Arthur Spires (Big Boy Spires 'Murmur
Low' sur Chess) m'a demandé de jouer avec lui car c'était surtout un bon
chanteur mais limité à la guitare. En fait, il se disait qu'il apprendrait
mieux en m'ayant avec lui. Je jouais plutôt bien alors. Je commençais à
réaliser qu'il faut beaucoup de temps pour faire d'un guitariste, un guitariste
de blues mais, tout ce que j'entendais j'arrivais à le refaire. L'association
avec Spires a duré trois ou quatre ans. Il trouvait plein de petits boulots,
surtout des house parties.
Mon frère Dave apprenait aussi la guitare et bien plus vite
que M. Spires. Il faut dire que Dave passait beaucoup de temps avec moi. Dès
qu'il quittait son travail, il passait me voir et apprenait à jouer tandis que
je ne voyais Arthur Spires que deux ou trois fois par semaine. Lorsque j'ai vu
que Dave s'intéressait à la guitare et qu'il apprenait vite, je lui dit qu'on
devrait jouer ensemble et comme M. Spires était d'accord notre duo est devenu
un trio avec l'arrivée de Dave. Cela me rappelle un truc. J'adorais aller au
cinéma et un vendredi soir je rentre chez moi, vers 10 heure 30 ou 11 heures,
après le film, et je trouve M. Spires et Dave assis dans sa voiture juste
devant la porte. Ils étaient fous furieux car ils me cherchaient depuis près
de deux heures pour aller jouer et M. Spires n'arrêtait pas de me dire que
j'avais gâché une superbe soirée. Tout était prévu, le whisky et plein de
chouettes filles. T'as vraiment tout foutu en l'air !!!
C'est vers ces années là que j'ai rencontré Junior Wells.
Nous jouions dans une maison de l'autre côté de la rue pour des connaissances
de Junior Wells. Une de ses cousines nous dit qu'il jouait bien de l'harmonica.
Il était plus jeune que nous et ne jouait dans aucun groupe mais ce qu'il
jouait il le jouait bien. C'est important quand tu commences à jouer de
rencontrer d'autres musiciens avec déjà plus d'expérience et finalement
Junior Wells maîtrisa très bien l'harmonica et nous avons commencer à jouer
ensemble. Dave progressait de plus en plus et on nous proposa notre premier
concert comme pros. C'est alors que nous avons dû nous séparer de M. Spires
car il ne suivait pas. Après ce premier essai on nous proposa d'autres
engagements et on est restés à trois, Dave, Junior et moi pendant deux ou
trois ans, sans batteur.
LA NAISSANCE DES ACES
Les gens nous acceptaient bien car notre musique était un
peu différente. Beaucoup plus up-tempo et les spectateurs adoraient çà. Ils
nous appelaient "The Little Chicago Devils". Ensuite nous sommes
devenus "The Three Dukes" et puis "The Three Aces". Tout ce
temps nous n'étions toujours que Dave, Junior et moi.
Elgin (Edmonds) se prit de sympathie pour moi. Sa
femme et lui m'emmenaient souvent à la pêche et un jour il me dit que nous
aurions besoin d'un batteur. Jusqu'alors nous nous contentions de battre le
tempo du pied aussi fort que nous pouvions et il ne nous semblait pas utile
d'avoir un batteur. Mais, un jour où nous avions eu l'occasion de jammer avec
le groupe de Muddy Waters, Elgin nous dit qu'avec un batteur (lui en l’occurrence)
nous sonnions encore beaucoup mieux. Toutefois, il nous dit qu'il connaissait un
jeune gars qui sortait juste de l'armée et qui était très bon. C'était Fred
Below.
J'ai dit à Elgin que dès qu' il rencontrerait ce Below, il
fallait absolument qu'il nous l'envoie. Comme nous avions un concert au
Brookmont, Elgin décida d'y envoyer Below. Il lui prêta même sa batterie car
Below n'en possédait pas. Le résultat fut lamentable. Il n'arrivait pas à
jouer avec nous. Below nous dit que c'était sa première et dernière soirée
avec nous ! Je lui dis que c'était incroyable qu'un gars qui sait jouer du
jazz, du be-bop n'arrive pas à faire du blues alors que moi qui joue un peu de
jazz, je sais jouer le blues. Il y a vraiment quelque chose qui cloche… Below
était un peu vexé et il me répondit qu'il avait besoin de plus ou moins deux
semaines et qu'on verrait bien si il ne savait pas jouer le blues ! Je lui ai
dit qu'on verrait le résultat.
Il n'a pas fallu deux semaines à Below pour entrer dans
notre musique et créer son propre beat. C'est ce qui a fait dire à certains
que j'avais pour ainsi dire appris à Below à jouer le blues à la batterie. Ce
n'est pas du tout cela. Je lui ai simplement indiqué que le blues avait besoin
d'une sorte de fondation rythmique et c'est tout. Il a passé des heures chez
moi, à battre à mains nues sur un vieil étui de guitare jusqu'à ce qu'il
tombe en morceaux ! C'est comme cela qu'il a inventé son propre beat qui
s'accordait avec le blues. Je l'ai déjà dit, en blues personne n'apprend
vraiment à personne. Tout ce que tu peux faire, c'est faire en sorte qu'un gars
arrive à s'incorporer à cette musique avec son propre bagage.
Notre musique a pris un sérieux essor avec l'arrivée de
Below. Nous allions fréquemment jammer avec Muddy qui avait alors Little Walter
dans son groupe. Little Walter avait enregistré "Juke" et il
ressentait déjà le besoin de quitter Muddy et nous l'intéressions car nous
jouions plus up-beat que Muddy. Notre musique était plus rapide et les gens
adoraient danser dessus. Un soir, nous sommes allés dans le West Side où Muddy
avait une soirée et ce fut la première fois que Little Walter nous entendait.
Il en fut tout à fait renversé. Walter nous dit que cette musique rapide
était fantastique, que nous jouions super bien ! Il nous rejoignit à l'harmo
mais, à cette époque, on entendait bien que le style qu'il avait alors était
forgé sur la musique que jouais Muddy. Néanmoins on sentait fort bien qu'il
s'adapterait facilement à ce que nous faisions. On sentait son désir de le
faire.
Walter m'appela un jour à son retour d'une tournée avec
Muddy en me disant que Junior allait quitter mon groupe. Or, Junior ne m'avait
rien dit. A cette époque le syndicat des musiciens était fort strict. Tout
membre d'un groupe désireux de partir se devait de donner un préavis, et
Junior ne m'avais rien dit. Je me suis décidé à l'appeler et je lui ai
demandé tout de go quand il comptait nous quitter pour rejoindre Muddy. Il fut
très surpris que je sois déjà au courant et me répondit qu'il jouait avec
Muddy le prochain vendredi. Je lui ai simplement répondu que j'allais me mettre
à chercher un autre harmoniciste immédiatement !
Je savais que je pouvais engager Walter quand je voulais. De
toute manière depuis le succès de "Juke", Walter voulait être son
propre maître. Mais la raison réelle qui m'a fait engager Walter est qu'il
s'est arrangé pour être le premier à nous avertir du départ de Junior afin
de se mettre en bonne position pour être le futur harmoniciste de mon groupe.
Cela montrait sa motivation. A cette époque il y avait aussi Forrest City Joe
à Chicago, mais je n'arrivais malheureusement pas à le contacter. C'est sans
aucun doute le meilleur harmoniciste que j'ai jamais entendu. Personne
n'arrivait à sa cheville !
Il était meilleur que Walter. Je ne veux dénigrer personne
mais qui que ce soit ayant entendu Forrest City Joe doit reconnaître qu'il
était le plus grand. Il pouvait jouer du chromatique et faire tout ce que les
jazzmen faisaient. Quand il jouait sur les petits harmonicas il vous sortait des
trucs que vous n'imaginiez pas réalisables. Il vous jouait le "Tommy
Dorsey Boogie" au diatonique. Personne ne savait comment il pouvait y
arriver. Son gros problème était l'alcool. Dès qu'il avait joué deux ou
trois soirs il disparaissait pendant une semaine, buvant tout ce qu'il avait
gagné. Ce gars était vraiment doué. A tel point que lorsque Walter jouait
avec nous et que Forrest City Joe était dans le club, jamais Walter ne lui
aurait laissé le micro. Ce gars était un sérieux client au piano aussi. Mais
c'est surtout à l'harmonica qu'il était incroyable. Ce qu'on entend sur disque
de lui fait tout à fait penser à Sonny Boy (Sonny Boy I - John Lee
Williamson) mais quand il jouait en public il était lui-même et jouait son
style.
Little Walter avait suffisamment de maîtrise de son
instrument pour jouer avec n'importe quel groupe compétent et il jouait avec
une telle force qu'il finissait par dominer l'ensemble .Si le groupe fait
l'effort d'écouter ce qu'un musicien joue spontanément il le mettra en valeur
et lui permettra de bien jouer. Nous jouions dans un environnement musical qui
nous était commun. Nos idées étaient les mêmes. Si vous écoutez ma guitare,
elle a son propre son distinctif. C'était cela notre attitude. Nous étions des
musiciens qui avaient un 'tone' (la meilleure traduction de tone serait
" manière de faire sonner l'instrument ").
Walter utilisaient différents amplificateurs. Il avait un
ampli Gibson et un PA avec deux haut-parleurs. En fait quoique ce soit qui lui
permettait d'avoir le son. A mon sens, Walter avait vraiment étudié les moyens
d'amplifier son instrument. Pourtant bien avant que je ne connaisse Muddy ou
Little Walter j'avais entendu pas mal d'harmonicistes qui jouaient sur des
amplis au coin des rues vers 1943 ou 44, ils avaient ces petits amplis pour
amplifier leur harmo. Je me suis souviens avoir vu mon frère Bob qui jouait
ainsi.
SAD HOURS
Avant Little Walter, j'avais déjà enregistré avec Junior
Wells. Je me rappelle jouer sur "Mean Old World", "Hoodoo
Man". "Sad Hours" fut le premier morceau que j'enregistrai avec
Walter.
"Sad Hours" est une chanson que nous jouions quand
Junior était avec nous, mais lui n'y jouait pas d'harmonica. C'est un morceau
que nous avions l'habitude de jouer pour le propriétaire du Hollywood
Rendez-vous, Charles Hallaburg. Il voulait que nous jouions cela tous les soirs.
Parfois même plusieurs fois. C'est quelque chose qui ressemble un peu à
"Blues After Hours". Lorsque Walter est entré dans le groupe il a
trouvé rapidement comment intégrer l'harmonica dans ce morceau. Il faut dire
que Walter c'était pas n'importe qui à l'harmo. Il ne faisait rien de bien
compliqué. En fait juste quelques phrases simples mais avec un "tone"
fantastique. C'est ce qui est important à l'harmonica, le "tone".
Mais j'ai enregistré assez peu avec Walter car j'ai quitté
le groupe assez rapidement tandis que Dave et Below ont enregistré
régulièrement avec lui pendant des années.
LE MEILLEUR BAND !!
Avec Walter nous avons tourné à travers tous les USA,
jouant partout. Des grands auditoriums aux road houses le long des highways.
Nous apportions une musique amplifiée que les gens ne connaissaient pas
auparavant. Les autres groupes n'avaient vraiment aucune chance contre nous.
Nous utilisions de gros amplis pour chaque instruments et presque tous les
autres groupes qui avaient une section de cuivres n'avaient en général qu'un
ou deux micros pour tout le band. Si vous vouliez vraiment entendre ce qu'ils
jouaient il fallait absolument se presser dans les premiers rangs.
Dave et moi avions chacun notre ampli et Walter utilisait un
de ces PA avec deux haut-parleurs séparés. Il les accrochaient au mur de
chaque côté de la scène. Je crois que c'était des PA 'Macon' (sans doute
des "Masco" fabricant de PA à partir des années 1943-45).
Quand tu penses que dans les autres groupes, ils utilisaient encore des
contrebasses. On n'entendait même pas ce que le gars jouait. Sans parler des
groupes qui avaient un pianiste qui devait bien souvent utiliser un piano
désaccordé ou auquel il manquait carrément plusieurs notes alors que c'est
lui qui assure les accords sur lequel tout le groupe se base. Et nous, nous
arrivons avec guitares électriques, harmonica amplifié, chaque riff, chaque
note que nous jouions, nous les entendions et les spectateurs aussi. Il y a
plein de musiciens qui, nous écoutant pour la première fois, venaient nous
demander comment un groupe de quatre musiciens pouvaient avoir un tel son.
Parfois l'harmonica de Walter au travers de son ampli sonnait comme quarante
cuivres et alors quand il enclenchait l'écho c'était vraiment dingue. Le son
rebondissait sur les murs du club, emplissait toute la salle. Nous apportions
vraiment quelque chose de neuf et en plus de l'amplification nous jouions
vraiment de manière très soudée. Nos idées musicales se conjuguaient
parfaitement. A cette époque j'ai lu dans un journal, au lendemain d'un de nos
engagements, que d'après le reporter qui avait assisté à la soirée nous
étions le meilleur groupe de tous les USA, qu'il fallait absolument venir nous
écouter !!
Je crois que si nous avions tous agi en adultes nous aurions
fait de grands trucs ensemble. Mais j'ai eu deux ou trois discussions avec
Walter qui savait qu'il avait besoin de nous mais refusait de nous payer
correctement. Moi je lui demandais que nous continuions à être "The
Aces". Walter proclamait qu'il avait un nom qui était connu et qu'il n'y
avait aucune raison qu'on change quoique que ce soit du fait que nous étions le
Little Walter Band. Je n'ai pas réussi à convaincre Dave et Below de m'aider
à convaincre Walter et j'ai décidé de quitter le groupe. Dave et Below sont
restés encore plusieurs années dans le groupe.
LES PLUS IMPORTANT BLUES BAND DE CHICAGO
Après avoir quitté Little Walter j'ai formé un groupe avec
Earl Phillips et Henry Gray. Cela n'a pas duré car Henry et Earl buvaient à un
point tel que parfois ils ne pouvaient même plus jouer ! Otis Spann à
remplacé Henry Gray mais lui aussi est parti. Il a rejoint le groupe de Muddy.
Vers 55-56 j'ai reformé un groupe avec Below et Otis Rush.
Un peu plus tard Willie D. Warren nous rejoignit. Il venait du Mississippi. Il
était guitariste mais il accordait sa guitare plus bas, comme une basse.
Ensuite nous avons engagé un copain de Below qui jouait du sax, Jerry Gibson et
juste après Donbald Hankins. Un énorme gaillard qui jouait du baryton. Nous
jouions tous les dimanches soir dans un club select le "Jazzville"
ainsi qu'au "New Castle Rock". Vers 56 nous sommes partis en tournée
dans le sud et de retour à Chicago nous engagions Earl Hooker. Nous formions le
meilleur et plus important groupe de blues à Chicago et souvent d'autres
saxophonistes venaient se joindre à nous. Nous jouions presque tous les jours
et même deux fois le dimanche et le lundi. Je me souviens qu'un soir il y avait
B.B. King au "Robert's Show Lounge" et Earl et moi sommes allés
l'écouter et quand B.B. a vu Earl il lui a demandé de jouer pour lui car il l’adorait.
Earl a reçu une véritable ovation ce soir là. A cette période j'ai
enregistré plusieurs titres avec Otis Rush comme "Keep On Loving Me",
"All Your Love", "It Takes Time"…
Après 1958-59 j'ai monté un autre groupe de rock'n'roll
avec Dave et Bobby King. Ce groupe a marché jusqu'en 62 environ. On se faisait
pas mal d'argent en jouant du rock'n'roll. parfois une ballade et de temps en
temps je plaçais un ou deux blues de B.B. King.
J'ai enregistré plus tard deux titres sous mon nom :
"Bluesy" et "Just Wailing" pour le label Abco de Willie
Dixon. C'était à la fin d'une session et Dixon insista pour que j'enregistre
un ou deux trucs à l'harmonica. Il y avait juste Dave, Willie Dixon et Eugene
Line.
I AM A TONE PLAYER !
J'ai enregistré une ou deux chansons pour le label Blue
Thumb ('Coming Home' Chicago Blues Stars) mais ce n'est pas très bon. Je
n'aimais pas la session en soi. Ce n'est pas en rassemblant une poignée de
musiciens que tu arrives à un quelque chose de bon. Ce n'est pas la bonne
manière. Un gars m'a dit que j'avais enregistré avec vingt-neuf artistes
différents. Je ne pouvais pas le croire et il y avait même des noms qui
manquaient sur sa liste ! J'ai enregistré avec la plupart des musiciens de
blues et R&B de Chicago : Little Walter, Junior Wells, Chuck Berry, Bo
Diddley, Otis Spann, Muddy et Shakey Jake aussi. Peu de gens connaissent Shakey
Jake. J'ai dû enregistrer trois ou quatre titres à l'harmonica avec Otis Spann
au piano. C'était pas mal du tout. Bien sûr on ne parle pas de moi à
l'harmonica sur la pochette du disque !
Je me souviens qu'en revenant de New York avec Sam Lay, nous
avions capté une radio qui programmait du blues. Tout à coup nous entendons un
morceau de Shakey Jake et Sam me dit : "Je ne savais pas que Jake
jouais aussi bien de l'harmonica". Et je lui répondis : "Moi
non plus". Puis en écoutant plus attentivement j'ai reconnu le piano
d'Otis Spann et j'ai dit à Jake que c'était normal qu'on nous n'ayons pas
reconnu le jeu de Jake car c'était moi à l'harmonica !
Si je devais citer un très bon guitariste de blues, ce
serait Eddie Taylor. Quand il s'agit de vrai blues c'est lui. Il est vraiment
sous-estimé. Il ne joue que du blues. Down and out blues ! Chaque fois que je
le vois jouer, je redécouvre l'Eddie Taylor que j'entendais il y a trente ans.
Il n'a rien changé. Il continue à jouer le vrai blues. Je sais qu'il voudrait
essayer de s'imposer comme leader. Depuis le temps qu'il joue ce serait normal.
Jusqu'à présent il n' en n'a jamais eu l'occasion. C'est très dur quand tu es
accompagnateur de changer de rôle. Les gens n'acceptent pas çà. Il a, bien
sûr, joué avec Jimmy Reed. Si j'ai bien compris, il a même carrément
fabriqué Jimmy Reed et je le crois car Jimmy passait souvent dans les endroits
où nous jouions. Il buvait beaucoup, surtout du vin. Il avait un job et
n'était pas plus intéressé que çà de jouer. Mais il avait fait un disque
qui faisait un malheur et c'est comme çà qu'il a continué. Il avait son style
et çà marchait bien. Les gens appréciaient ce qu'il faisait.
Parmi les harmonicistes il y en a plein que j'aime bien.
Little Walter évidemment, les deux Sonny Boy aussi. Pour ce qui est du "tone"
Walter n'a pas de rival. C'est quelque chose que tous les musiciens doivent bien
comprendre. Quelque soit l'instrument, l'essentiel est d'avoir ce "tone".
Sans cela, ce que tu joues ne signifie pas grand chose. Parmi les harmonicistes
d'aujourd'hui il y en a beaucoup que j'aime écouter, étant moi-même un
harmoniciste à la retraite. Mais si je devais jouer, ce ne serait pas du tout
comme ce qu'ils font pour la plupart. Jouer toutes ces cascades de notes. Tenter
de jouer des choses pour lesquelles cet instrument (le diatonique) n'est
même pas fait. Mais je ne craindrais personne. Je veux dire que je ferais
parler le "tone" et rien que le "tone" et tu entendrais
rapidement la différence par rapport aux autres.
: Interview conduite par
Bill Greensmith,
parue dans le magazine Blues Unlimited n°122 (novembre
1976)
et traduite de l'anglais par Guy Van Eesbeek.