Little Joe Washington

Little joe Washington -Crédit photo © : Philippe Prétet

Un blues en lambeaux à l'ombre des étoiles

(Part. 1 & 2)

 

LITTLE JOE WASHINGTON AUJOURD'HUI

Parfois mal assuré sur ses jambes, pugnace ou sautillant selon l’impulsion du moment derrière des claviers, jouant avec le menton, une cigarette roulée au bout des doigts ou pinçant les cordes avec détermination, l’homme aux dreadlocks allait connaître en cette année 2005 une rare embellie : production faste aux bons soins d’Hitoshi Koide, d’Eddie Stout, des Texas Eastside Kings, implication personnelle du principal intéressé bien sûr et concerts successifs rencontrant un franc succès lors du Fuji Rock Festival en 2004 comme en juin 2005 au Shibuya Quattro à Tokyo, Japon. De retour au Texas, Little Joe se produit chaque jeudi au ‘Zydeco Cafe’ à Houston et comme il l’affirme : "I love all people, my music is for the world !". Il n’est donc pas exclu qu’il revienne un jour dans nos contrées. 

La personnalité même de Little Joe, pour ceux qui l’ont approché ou le connaissent depuis assez longtemps, correspond à celle d'un être durement éprouvé par l’existence, d’un caractère trempé, assez secret, peu disposé à s’ouvrir ou à confier ses angoisses, taciturne, peu loquace sur lui-même, ses goûts, les hommes qu’il a croisés, qui ont compté pour lui ; on peut dire qu’il incarne une génération de bluesmen parvenus bien tardivement par la force du poignet à une très relative célébrité dans le circuit international des amateurs. Ce qui n’exclut évidemment pas un comportement fantasque, des facéties de ‘jeune homme’ ayant enfin trouvé dans la musique et le business un certain équilibre, de quoi vivre et se situer sans amertume parmi ses pairs plus jeunes, la pépinière de talents florissant actuellement sur les scènes du Texas et alentours.

Sa technique à la guitare paraît simple et désarmante, il joue presque exclusivement avec le pouce (‘thumb’), le pouce et l’index de la main droite pinçant les cordes pendant que les trois autres doigts plaquent la caisse de la Fender Stratocaster, un modèle de 1957 semble-t-il, à même le corps, comme s’il craignait d’en être à nouveau séparé, sans médiator pendant que les doigts de la main gauche règlent la position des notes et accords. Imprévisible, il lui arrive souvent lors des shows, de partir en improvisations risquées que la section rythmique anticipe comme elle peut, de ‘scratcher’ le long du manche ou de battre la mesure quand il ne s’interrompt pas pour théâtralement faire tourner le chapeau, de se servir de la guitare comme d’une partenaire sexuée que la langue, la bouche, les dents, le sommet du crâne, le ventre même parviendraient à faire gémir.

Du visuel pour faire le spectacle pourquoi pas, mais on pourra tout aussi bien préférer les exigences techniques de mise en place et d'arrangement de studio quand Little Joe s’applique sans faire le pitre à délivrer l’énergie et l’émotion propres au blues qui est le sien. Une forte présence scénique donc, un jeu avec peu de slide finalement, qui peut dérouter les puristes ou fasciner les nostalgiques des ‘guitar-heroes’ tranchants et démonstratifs mais comme son répertoire, peu repris, est assez distant des standards régulièrement proposés du Chicago blues ou du Texas blues le plus en usage, le plaisir est réel, l’écoute récompensée.

Les musiciens qui l’accompagnent sont tous des gars chevronnés des scènes d’Austin/Houston : Clarence Pierce à la guitare rythmique, Nick Connoly aux claviers, B3 Hammond organ & piano, James Kuykendall ou Bill Campbell à la basse, Willie Sampson ou Wes Starr à la batterie. C’est à travers eux, avec eux que Little Joe est parvenu depuis deux ans à retrouver le sourire, à puiser l’énergie nécessaire à la composition et au perfectionnement de son jeu de guitare, une dynamique psychologique favorable à l’émergence de nouvelles prises d'enregistrement dans les meilleures conditions.

De fait, avant la sortie des albums Dialtone & Pea-Vine, la quasi-confidentialité de ceux qui les ont précédés, auto-produit ou disponible seulement sur le net n’a guère suscité d’écho, favorable ou non. Il est raisonnable d’imaginer désormais pour  autant que l’information en soit transmise et prise au sérieux que ces disques retiendront davantage l’attention. Le dernier par exemple, paru au Japon le 15 avril 2005, ‘The Blues Reality’ est en tous points remarquable, brillant par sa décontraction constante et son inventivité, avec ce qu’il faut de tension, d’inspiration personnelle, de fluidité, d’instrumentaux enlevés et d’hommages rendus, il peut d’ores et déjà figurer dans le trio de tête des albums de blues à la fois traditionnel et moderne ayant marqué cette année 2005, aux côtés de deux autres productions, l’une américaine, le ‘Jukin’ at Bettie’s’ de Willie King (Freedom Creek Music), l’autre européenne, le ‘Tha’Bluez’ de Billy Jones (Black & Tan) ; trois horizons géographiques, la même préoccupation qui est celle de soutenir avec compétence le blues tel qu’il s’élabore aujourd’hui sur les trois continents.  
 

UNE DISCOGRAPHIE QUI S'ETOFFE : LES ANNEES 2000
 

THE BLUES REALITY : P-Vine PCD 25028  (avril 2005) 5 tracks 58’32 + 1 enhanced CD ? (‘Hate To See You Go’)
 Recorded août 2004

Dès ‘Woke Up This Morning Blues’ le ton est donné : low down Texas blues intense, rondement pulsé par une rythmique flexible qui déroule, des claviers bondissants en réponse à la guitare incisive et à la voix saisissante, aux interventions parcimonieuses de Little Joe. Enchaînement sur tempo apaisé propice à l’introversion avec ‘Find Me A Good Woman’. Le premier des cinq instrumentaux ‘Lil’Joe Stomp’ fait état d’une belle maîtrise, fiévreux sans précipitation, rapide, presque aussi concis et lumineux que ‘220’, le cinquième titre. Les trois autres pièces sans texte sont une ‘C Jam Blues’ jazzy créditée à Duke Ellington, un ‘N°19’ qui fait la part belle aux claviers et enfin un ‘Texas Shuffle’ où brille l’invité local, Mitsuyoshi Azuma.  Deux titres en hommage à T-Bone Walker, ‘Since I Met You’ et à Lightnin’ Hopkins, ‘Me And Lightnin’’ pétris de feeling et d’humour, clins d’œil et remémoration teintée de mélancolie. Question compositions empreintes d’une sagesse désabusée sur mid-tempo, on est amplement servi : entre ‘The Ghetto’ (Donny Hathaway-Leroy Hutson), ‘No Woman’, ‘Need Your Loving’ et ‘Ain’t Nobody’s Business’ (Jimmy Witherspoon) qui est même plutôt un slow blues d’une grande beauté chanté par Clarence Pierce, l’auditeur y trouve assurément son compte ! Deux entrées encore signées Jimmy Reed (‘Bright Lights, Big City’) et B.B. King / Jules Taub (‘Please Love Me’) ponctuent le tableau aux proportions dignes d’une mise en perspective classique : dix compos de Washington, cinq reprises, cinq instrumentaux, un titre "caché" mis en abyme comme une ligne de fuite ou de sorcière… "one more ? one more ?"…

TEXAS HARMONICA RUMBLE : P-Vine PCD 25027 (avril 2005) : 18 tracks 72’19

Voilà une superbe brochette de chanteurs à la voix suave, souvent très soul/groove qui soufflent dans un Marine Band Hohner, un Lee Oskar ou un Hohner chromatic harmonica et en tirent des sonorités fumantes, épicées, dispensant un plaisir sans trêve sur les dix-huit plages du CD. Ils se nomment Orange Jefferson, Lazy Lester, Bobby Rush, Sammy Myers, Mel Davis et Joe Jonas. C’est avec ce dernier qu’on retrouve Little Joe Washington à la guitare et au chant pour une participation unique sur ‘Take Off Your Shoes’. Album produit par Eddie Stout et Dennis Wall ; comme pour le précédent, la prise de son, la qualité des photos et la transcription des lyrics sont impeccables, cinq étoiles !

‘SINGIN’ THE GUITAR FROM HOUSTON JOINT TO SHIBUYA O-NEST’ : P-Vine Japan PVDV-21 (mars 2005) : 16 titres

Depuis le dix-huit mars dernier un DVD regroupe divers moments intenses de concerts délivrés par Little Joe en 2004, disponibilité rare que celle de savourer de visu les multiples facettes d’instrumentiste du bonhomme, d’être en connivence avec le show, en situation confortable, chez soi.

THEN AND NOW 1962-2000  (2004) : 17 tracks  56’43 : http://www.raggedyass.com/

Six titres gravés au début des années soixante, appréciables non seulement parce qu’ils permettent d’entendre un jeune homme à la voix encore fébrile, au timbre moins habité par les excès et le poids des ans mais encore parce qu’une certaine hardiesse s’y dessine : chant assez haut perché par exemple sur ‘I Feel Alright’, des résurgences twist pour ‘She’s Mine’ ; une flûte s’invite sur ‘Bossa Nova & Grits’ apportant un élément de fraîcheur tout à fait gracieux. Un saxophone ici, un jeu de cordes délié là, un accompagnement efficace ; des titres qu’on retrouvera avec intérêt plus tard mais cette restitution sur un son quarante-cinq tours d’époque (sans trop de grésillement) ne manque pas de charme ! Les autres blues datent des années quatre-vingt-dix, pas de déchet mais à relever ceux qui frappent par leur densité, leur mode de traitement aux cordes aussi bien que par les échanges mélodie/rythme/soli : le track sept ‘Please’ notamment et la suite dix-quatorze qui allie incursion dans le zydeco, ballade louisianaise, jump endiablé sur fond de "My Babe" ; un instrumental sidérant revisite la topographie des jeux de l’enfance ‘Velasco & Beulah’ : percutant, extraordinaire, à écouter en puissance ! Une version courte sans parole de ‘Summertime’ est encore un intermède particulier entre deux compositions, plus qu’un exercice pour guitariste solitaire, elle révèle avec élégance le souci d’honorer un thème devenu classique et en propose une approche décalée très concise, comme une "variation Goldberg", assumant une discrète subversion. Disque excellent, une distribution plus large serait souhaitable avec indication des noms des sessionmen ayant contribué à sa réalisation.

HOUSTON GUITAR BLUES : P-Vine PCD 5698  (avril 2003) : 16 tracks 58’26 ou : Dialtone DT008 (2003) 44’51

L’album japonais comporte trois bonus très dans la tonalité ‘After Hours Blues’ plus ‘Apricot’ et ‘Still My Baby’ ; à la différence encore de l’album sorti par la firme d’Austin, le titre quatre ‘Unfinished Business’ laisse la place à ‘Little Girl’. Dans l’un et l’autre cas, c’est un blues âpre, fougueux, sans concession qui s’exprime ; quelques titres anciens sont revisités, que des originaux à l’exception d’un des instrumentaux ‘Song For My Father’ du jazzman Horace Silver. On se laisse prendre à la plupart des titres denses, poisseux jusqu’à coller à la peau du dedans… ou porteurs d’une énergie véritablement salvatrice, shuffle tantôt léger et cinglant tantôt malicieux, un kaléidoscope d’impressions que nourrit la parfaite cohésion du groupe. Très recommandable acquisition et écoute !

EARTHWIRE  BLUE : Little Joe Washington With The New Jack Hippies 
Guerilla Hippies Productions (2002) : CD-R Baby 9 tracks  56’20

Une production de qualité moyenne dont le résultat paraît ici mitigé. Une première partie du disque où Little Joe semble chercher l’inspiration de sa ‘Music For The World’. Sur un stomping-beat sobre ‘How Long My Baby Been Gone’ développe en mode déclamatoire les aspirations du bluesman trahi, un clin d’œil à Jimmy Reed en passant, un moment festif guitare-piano pour conclure en live ce titre pertinent. Freddie King, Sam Cooke et Ray Charles (avec Earl King en  arrière-plan) sont aussi de la partie et donnent lieu à de belles envolées, un blues réellement habité mais qui s’avère aussi parfois indécis, exposé au vent. La rythmique est besogneuse ; malgré breaks et relances, les transitions deviennent progressivement paresseuses, ce qui étire et estompe franchement l’intérêt de la mélodie. La seconde partie, après le cinquième titre use et abuse de la patience du meilleur auditeur, les morceaux frisent ou dépassent les dix minutes, un labyrinthe bavard d’improvisations où le son peine à signifier autre chose que l’habileté technique, la performance. Peut-être que ce sont justement ces titres trop longs et donc confus qui ont en novembre 2002 à Utrecht, suscité l’indifférence polie sinon critique d’amateurs avertis… ‘The New Jack Hippies’ sont Chaz Nadege (kbs), Guy Schwartz & Roger Tausz (bs), John Chupin (dms). Bref, un album sans orientation clairement apparente avec ses qualités, peut-être novateur estimeront certains mais dans l’ensemble assez décevant. 

TEXAS EASTSIDE KINGS : P-Vine PCD 5660 (mars 2002) 20 tracks - avec 7 bonus 78’56
ou Dialtone DT005 (2001) 47’35

Sans Washington mais formant une bonne partie de cette communauté blues de Houston, on aura plaisir à retrouver Clarence Pierce, James Kuykendall, Donald ‘Duck’ Jennings, George Underwood, Nick Connoly etc. sur des pièces piano-boogie, rock'n'roll, funky-blues louisianais et autres titres interprétés de B.B. King, T-Bone Walker, Mel London… Authentique et précieux rhythm’n'blues que préservent ces obscurs chanteurs à la voix certes parfois fragile mais à la compétence instrumentale et à la fidélité sans   réserves. C’est une autre production fumante et imparable d’Eddie Stout et Dennis Wall ; la réédition japonaise propose sept extra-tracks pas tous d’un intérêt bluesistiquement vital, cependant les lyrics des morceaux y sont transcrits par Simon Evans.
 

HOUSTON - TOKYO & RETOUR : BREFS ELEMENTS DE BIOGRAPHIE PERSONNELLE
 

Né Marion ‘Little Joe’ Washington d’une jeune maman célibataire le premier mars 1939 à Houston, c’est  dans le quartier du ‘Third Ward' (Southeast) où réside également Lightnin’ Hopkins que va grandir Joe. Sans autre formalité administrative et pour des raisons qui demeurent inconnues, c’est auprès d’un oncle barbier à l’occasion saxophoniste et violoniste qu’il se trouve bientôt placé. Cet oncle tient un petit bar le long de la voie ferrée dans lequel des jams improvisées sont régulièrement données. Le contact des musiciens présents, l’alcool et la fréquence des passages de trains constituent l’arrière-plan sociologique des premières années de sa vie.

En 1944, à l’âge de cinq ans, Marion-Joe aime à marteler les touches du piano qui occupe un coin du salon-café ; quelque temps après, c’est la trompette qu’il taquine et remplit plus souvent qu’à son tour les heures qui devraient être consacrées aux tâches scolaires… D’ailleurs, il quitte définitivement l’école (neuvième grade / équivalent troisième dans le système scolaire français) vers l’âge de quatorze ans pour s’adonner à la batterie.

En 1954, il est derrière les fûts d’une petite formation dont le leader et voisin n’est autre qu’Albert Collins ; il découvre alors les aléas du métier : démonter le matériel à la fin d’un set occupe davantage le batteur que les autres musiciens qui peuvent plus promptement se tourner vers les filles… Ce n’est bien sûr pas la seule raison qui va le conduire vers la guitare mais à quinze ans, cela compte ! D’autant qu’à la même époque, Joe "Guitar" Hugues devient comme un grand frère, un mentor lui découvrant les diverses facettes du métier, style et mise en place en tant que lead guitar compris. C’est alors qu’il devient "Little Joe" non seulement pour signifier sa taille relativement modeste (cent-soixante centimètres) mais surtout pour rendre hommage à celui qui a suscité en lui le désir de creuser ce sillon et pourquoi pas de composer un jour sous son propre nom.

De 1955 à 1959, Little Joe poursuit ses années d’apprentissage dans les clubs de Houston, travaille avec différents groupes tels que ceux de Roscoe Gordon, Cecil Harvey, tourne du Texas au Nevada. A vingt ans, il s’immerge dans le circuit des bars texano-mexicains d’El Paso au ‘Lobby Bar’ de Juarez, rencontre The Champs avec qui il joue, remonte un temps vers la Californie où il enregistre "Hard Way Four" et "The Last Tear" pour le label Donna en 1961. ‘Gulf Coast Rhythm’ Blues’ marqué de réminiscences à la Johnny "Guitar" Watson, mais plus sûrement encore ébauche d’écriture personnelle et de compositions prometteuses. C’est sans doute à cette époque que remonte l’usage immodéré d’alcools en tous genres, sinon de substances aisément accessibles dans ce contexte aride et sauvage.

En 1963, direction Los Angeles pour y graver sur Federal "Somesone Loves Me", "I Feel Alright", "Bossa Nova & Grits" et encore "She’s Mine" ; il participe en outre à des jams nombreuses, joue avec Big Mama Thornton, Sonny Stitt, Wes Montgomery ainsi que The Platters et d’autres formations, reste-t-il quelque chose de ces rencontres sur d’inespérés vinyles vintage ? Ont-elles fait seulement l’objet d'enregistrements même sommaires ou partiels ? Qui en aurait été le témoin avisé pour en transcrire le souvenir, raconter ? L’histoire dit aussi que Little Joe aurait ‘bœuffé’ avec T-Bone Walker, Lightnin’ Hopkins à qui il rend hommage en 2005, Clarence "Gatemouth" Brown aussi ; difficile de n’y voir autre chose que des amitiés, d’heureuses opportunités d’un soir, sans lendemain ni prolongement sur le plan discographique.

Les décennies suivantes, Little Joe Washington reste basé sur la zone Houston-Juarez, se démène fréquemment pour s’associer aux groupes de passage, ni blues band régulier ni cachet garanti, afin de jouer, toujours et encore, le plus souvent de manière ponctuelle, à la demande dans les juke joints et bouges transfrontaliers. Mais les habitudes prises dans ces bars malfamés, l’itinérance quotidienne sans horizon autre que la subsistance journalière et l’addiction (alcool et drogues diverses) le conduisent bientôt à mener une existence marginale faite d’errance, à même la rue, à devoir parfois se priver de sa guitare, remise au clou, quitte à emprunter celle d’un autre musicien, le temps d’enchaîner deux ou trois titres.

Parodie espiègle, ténacité fièrement affirmée à s’exprimer comme artiste malgré tout, en même temps peut-être qu’une certaine auto-dépréciation, une forme d’anti-conformisme, une déréliction à laquelle il consent mais qui isolent et éloignent le moment où le bluesman pourrait voir son horizon s’ouvrir enfin. Progressivement et sous l’effet conjugué de l’alcool et des soucis quotidiens, Little Joe en est réduit à ces expédients tactiques pour survivre : il demande aux musiciens présents sur scène de lui laisser pendant un petit quart d’heure faire usage de l’amplification et des instruments pour ensuite passer le chapeau, à la bonne grâce du public présent ! Quand une centaine de dollars tombe dans son escarcelle, quelle figure font alors les membres du groupe lorsqu’ils reprennent place, si leur cachet n’atteint même pas cet objectif !

Cruelle ironie sans conséquence sinon celle de s’attirer quelquefois la colère et les reproches   de ceux qui s’estiment floués de le voir surgir à l’improviste et de leur voler la vedette ; il s’en défend, estimant quant à lui jouer ses propres   titres, sans rien dérober à quiconque ! Fanfaronnade ? Pauvre satisfaction que celle-ci, à la sauvette et remise jour après jour en question. Toujours est-il qu’aujourd’hui encore Little Joe se montre inflexible quand on l’interroge sur ses éventuelles influences musicales : personne hormis celle de son oncle et de sa mère ! Quant à son chant guttural aux intonations rauques, souffle court, c’est comme si l’économie de mots accentuait leur hypnotique pouvoir d’invocation.

Jusque dans les années quatre-vingt-dix, il vivote sur le lieu délabré de son enfance, le bar-salon de rasage déserté de l’oncle qui brûle en 1997 et ne lui laisse pas d’autre solution que d’occuper une vieille carcasse d’automobile abandonnée où il trouve refuge. Quand il se remémore ces moments difficiles, Little Joe évoque ce qui le fait tenir et soutient ses efforts musicaux pour ne pas sombrer : la constance et la permanence des riffs impromptus du merle moqueur, les aboiements des chiens livrés à eux-mêmes et au loin le hurlement sinistre d’un vent froid à plier l’échine ! Un expressionnisme plutôt lugubre !

D’autres anecdotes sont significatives : de retour d’Europe, il se retrouve sans logement, proprement éjecté de celui qu’il occupait au-dessus du Continental Club à Houston : ce n’est pas le club mais le voisinage qui s’est plaint des odeurs désagréables et de la prolifération inquiétante d’insectes semblant provenir de son lieu de résidence : poubelles débordantes de déchets, résidus de   canettes de bière et de boîtes de conserve, bric-à-brac insolite d’objets accumulés ici ou là : la peur de manquer, la difficulté à communiquer, l’orgueil de celui qui s’est trouvé socialement déclassé tout en ayant conscience de l’ingratitude du sort et de ses capacités musicales intactes à préserver rendent parfois les relations humaines aléatoires, la cohabitation délicate !

Depuis lors, Little Joe Washington semble avoir retrouvé sérénité et stabilité, la seule dépendance qu’il tolère encore est celle du ‘Kentucky Fried Country’ Chicken, ses difficultés d’argent moins criantes ne l’ont pas mis à l’aise financièrement pour autant mais les années 2000 vont se montrer plus souriantes. Eddie Stout, le patron de Dialtone lui a enfin donné sa chance, il joue et tourne régulièrement, a aiguisé sa technique au ‘thumbpicking’ ; sa voix plaintive, aux accents volontiers goguenards, en phase avec les aspérités du passé, distille un blues chaleureux tonique avec de réels moments de plénitude, de grâce, de légèreté, indice clair d’une reconnaissance tardive désormais en voie d’être acquise.


Son implication scénique parfois déconcertante voire hilarante pour les musiciens qui l’accompagnent, confortée par un style guitaristique très singulier donnent à ses récents shows au pays du soleil levant une bonne dose d’humeur badine et de décontraction attisant le plaisir des spectateurs. La force et l’émotion rafraîchissante que propage sa musique nous laissent envisager d’autres possibilités pour cet homme de soixante-six ans ayant su aussi fermement dominer son propre chaos intérieur.


Avec de nouvelles combinaisons de rhythm’n'blues, de Texas jump, de slow-blues, d’instantanées fulgurances de la guitare, tantôt jazzy tantôt complice de l’une ou l’autre partie de son anatomie…, au jeu parfois peu orthodoxe certes mais mesuré à l’aune d’une forme d’expression sauvage, débridée et révélatrice du chemin parcouru, d’une intégrité qui nous apparaît sans faille.

"I’m getting younger" proclame aujourd’hui Little Joe Washington, ses récentes prestations au Japon nous apportent la confirmation éclatante de ces propos ; il nous appartient alors peut-être, nous, Européens, de désirer éprouver la même sensation de joie et de rajeunissement qu’offre le blues, régénérateur d'une 'vie en lambeaux', d’un possible accomplissement de soi en pleine liberté, de gratitude à l’égard des faiblesses surmontées ; que celle-ci vienne du son et de notre lucidité pour en féconder l’expérience !

: EDDIE QUIGNON
 

SOURCES ET ARTICLES CONSULTABLES SUR LE NET (avec photographies).

- Philip Brazor : 
‘The big presence of Little Joe’ (The Japan Times), 5 juin 2005.

- Barry Gober : 
‘Lil’ Joe Washington Houston Guitar blues’ (Southwest Blues), janvier 2004.

- Dan Grunebaum : 
‘Little Joe Washington’ (Metropolis Japan Today), juin 2005.

- Sean & Hanasan : 
‘Little Joe Washington & The Eastside Texas Kings with a guest appearance of Jungle Hop’ (Shibuya Quattro),16 juin 2005.  


Crédit photo © : Philippe Prétet

 

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